Transition énergétique et agriculture : gérer l’allocation des ressources
Biocarburants, déploiement du solaire et de l’éolien… Le développement du mix énergétique doit s’accorder avec la préservation de la biodiversité, sans amplifier le phénomène d’artificialisation des sols. Une équation complexe.
« La décarbonation doit se faire en évitant que la biodiversité ne soit l’angle mort d’une politique de lutte contre le réchauffement climatique qui oublierait que la finalité, c’est l’habitabilité de notre planète pour l’ensemble des espèces qui y vivent », rappelait Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, au Meet’Up Greentech, le rendez-vous annuel de la greentech française en octobre dernier. Le défi est donc de faire émerger davantage la question de la biodiversité, sans l’opposer à la question énergétique et du réchauffement climatique, mais en arbitrant la hiérarchie des usages. Le projet de loi sur l’accélération des énergies renouvelables présenté au Conseil des ministres, le 26 septembre dernier, par Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique, vise de son côté à raccourcir les délais de déploiement des installations pour le solaire, l’éolien, la méthanisation… Une accélération certes bienvenue, alors que la France est le seul pays de l’Union européenne à ne pas avoir atteint ses objectifs en 2020, et que le plan REPowerEU, présenté en mai 2022 par la Commission, doit permettre à l’UE de se passer du gaz russe. Mais ces décisions sur les questions énergétiques, amplifiées par la problématique du pouvoir d’achat sont, quoiqu’il arrive, intimement liées à leur impact sur la biodiversité. À l’instar du décret d’extinction de la publicité lumineuse entre 1 h et 6 h du matin : cette décision, prise à travers le prisme d’une vision économique, et non à la suite des années d’alerte sur la pollution lumineuse qui perturbe insectes ou oiseaux, a le mérite de mettre en lumière la corrélation entre sobriété et biodiversité.
3 % de la surface agricole utile est destinée aux agrocarburants
Alors que la progression du solaire se heurte au problème de l’artificialisation des sols, celle de la méthanisation entre en concurrence avec l’alimentation animale ou humaine. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la pénurie d’huile de tournesol, le groupe Avril, leader du secteur des huiles en France, a ainsi indiqué avoir abandonné l’incorporation de tournesol dans son biodiesel pour le remettre dans les circuits de l’alimentation, introduisant pour son compte du colza à la place. L’utilisation de biodiesel, de bioéthanol et de biogaz est en forte croissance, et les collectivités territoriales voient dans ces biocarburants provenant directement de cultures agricoles des nouveaux débouchés : 3 % de la surface agricole utile, soit 800 000 hectares, sont destinés aux agrocarburants.
La méthanisation
entre en concurrence
avec l’alimentation
animale ou humaine
La communauté de communes des Portes d’Ariège Pyrénées inaugurait ainsi le 13 octobre une station de BioGNC (la 23e en Occitanie). Dans ce territoire de l’Ariège, les unités de méthanisation couvrent déjà 20 % de la consommation annuelle de gaz. La station raccordée par le réseau GRDF est principalement alimentée grâce au biométhane produit par l’unité de méthanisation Ariège Biométhane, une initiative d’exploitants agricoles locaux. Quant à la région Grand-Est, grande productrice de betteraves, elle lançait avec succès l’opération « 1 000 boîtiers à 1 euro », pour soutenir la conversion des moteurs au bioéthanol en 2021.
Une accélération qui met en exergue les effets de bord des changements d’affectation des sols, comme en Allemagne, ainsi que l’explique l’agroclimatologue Serge Zaka : « L’Allemagne n’avait pas de législation stricte sur le pourcentage de biomasse alloué aux méthaniseurs qui est enlevé de l’alimentation. Certains investisseurs ont alors trouvé plus rentable de ne produire du maïs que pour la méthanisation. » Et en France ? « Pour une fois, grâce à la complexité législative, les unités de méthanisation sont plus petites, plus locales, et récupèrent vraiment une part de déchets végétaux plus importante que celle provenant de l’alimentaire : 20 % maximum de ce qui aurait pu être alimentaire pour l’homme. Mais on n’atteint même pas ces 20 %, on est à 5 %. » La méthanisation s’est cependant attiré les foudres des jeunes agriculteurs cet été, qui y voyaient une concurrence pour l’alimentation animale. « Les législations doivent s’adapter au changement climatique : dans une période de très forte sécheresse, il faut favoriser l’alimentation des animaux par le fourrage plutôt que de mettre le fourrage dans les méthaniseurs, même si ce n’est que 5 % », souligne l’agroclimatologue en réponse.
Le changement d’usage des sols a un impact fort sur le stock de carbone
La biomasse non alimentaire, comme le bois utilisé pour chauffer, peut également contrecarrer les efforts de lutte contre le réchauffement climatique. Les arbres sont en effet de puissants puits de carbone, tant qu’ils sont vivants. Autres puits de carbone : les sols en bon état écologique. L’agriculture représente 19 % des émissions de gaz à effet de serre en France, mais le label bas carbone se développe dans le secteur, car les sols deviennent des puits de carbone s’ils sont remis en fonctionnement. Une étude menée dans seize pays montre que le changement d’usage des sols vers plus de naturalité a un impact positif fort sur le stockage de carbone : +19 % pour le passage d’une grande culture à une prairie constituée de plantes pérennes.
L’initiative « 4 pour 1 000 », portée par la présidence française de la COP21, suit le rapport de l’Inrae montrant qu’une augmentation de 0,4 % (soit 4 pour 1 000) de stockage de CO2 dans les sols permettrait de contrer une partie des émissions de gaz à effet de serre. « Ce rapport montre que seulement 20 % de nos émissions peuvent être compensées par les sols. C’est un résultat important : il faut donc travailler au stockage du carbone en même temps qu’à la réduction des émissions, explique Serge Zaka. On ne peut pas se voiler la face et se dire « c’est bon, je peux polluer parce qu’il y a un agriculteur qui restocke ma pollution ». » Un sujet précisément mis en avant par le film documentaire « Mission Régénération , sorti en ce mois de novembre, et dont l’association Fermes d’avenir est partenaire. Il aborde ce sujet de la capacité des sols agricoles à capter du carbone et à inverser la courbe du réchauffement climatique.
Un rapport de l’Inrae (2019) souligne l’importance de prendre en compte le coût en euros par tonne de carbone dans le changement d’usage des sols. Les haies, par exemple, sont largement valorisées par la permaculture et donc par les collectivités engagées dans une renaturation : si l’intérêt de replanter des haies est indéniable pour la biodiversité (notamment pour les insectes et les oiseaux), elles coûtent cher à entretenir et le coût de la tonne de carbone stocké est donc moins rentable que dans d’autres affectations de sols comme l’agroforesterie, c’est-à-dire replanter des arbres au cœur des cultures.