Entreprises et campus : la fin du tabou
Partenaires de longue date des écoles, les organisations privées grignotent chaque jour un peu plus de terrain dans le monde universitaire.
Les relations entre mondes académique et économique nourrissent de longue date les frictions idéologiques en France. Dans les faits pourtant, campus et entreprises ont, au fil des années, multiplié les passerelles. Côté grandes écoles, la perméabilité à l’enseignement constitue un modus operandi historique. Mais la loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) de 2018, en faisant de la professionnalisation l’une des trois grandes missions de l’université, au même titre que la transmission du savoir et la recherche, a levé des préventions têtues dans le monde public. Toutes les universités cherchent aujourd’hui à renforcer les liens avec les organisations du travail. Et ça tombe bien, car les entreprises, soucieuses de provisionner leurs viviers et d’éviter les ruptures dans l’évolution des compétences, sont demandeuses de partenariats sur la durée avec les établissements de formation.
Multiplication des chaires de recherche
La coopération entre les grandes écoles, les universités et les entreprises peut prendre des formes très diverses, plus ou moins formelles et visibles : bourses d’études, challenges étudiants, parrainage de forums, sponsoring d’événements, opérations portes ouvertes et visites pédagogiques dans les entreprises, intervention de professionnels dans les programmes d’enseignement, ou encore financement de bureaux des étudiants. Les réseaux d’alumni, de plus en plus sollicités par les grandes écoles dans le cadre de levées de fonds, accompagnent également les étudiants via du coaching, des bilans de carrière, de la formation…
Programmes d’enseignement soutenus par une ou plusieurs entreprises sur des périodes de trois à cinq ans renouvelables, finançables au titre du mécénat (60 % des sommes investies sont alors déductibles de l’impôt sur les sociétés), les chaires d’entreprise se sont multipliées. Les établissements d’enseignement y trouvent une source de financement parfois très substantiel : de 150 000 à plus d’un million d’euros selon la taille de l’entreprise, les coûts de formations, la thématique de recherche. Les entreprises y gagnent en visibilité et se constituent de précieux canaux de recrutement auprès de talents « acquis à la cause ».
N’y a-t-il pas confusion
entre professionnalisation
et (ultra)spécialisation ?
Cette relation privilégiée entre établissements publics et entreprises, si elle fait aujourd’hui partie des pratiques, soulève bien sûr des questions : comment ne pas franchir la ligne rouge de la subordination à l’industrie privée, jusqu’où aller pour ne pas sacrifier l’indépendance de l’enseignant et l’intégrité du chercheur sur l’autel du subside ? En 2020, la fronde apparue à l’École polytechnique autour d’une chaire « Défis technologiques pour une énergie responsable », financée à hauteur de plusieurs millions d’euros par Total, fait encore tache dans les esprits. La récente montée au créneau médiatique des « bifurqueurs », ces étudiants de grandes écoles refusant de travailler pour des entreprises suspectes d’être moins-disantes en matière d’écologie, poussera sans nul doute les directions des établissements d’enseignement supérieur à y réfléchir à deux fois avant de signer des partenariats avec de grands industriels.
Explosion de l’alternance
L’alternance constitue pour les entreprises un cheval de Troie beaucoup plus puissant. En 2021, 62 % des 718 000 contrats d’apprentissage signés l’ont été pour préparer un diplôme ou un titre de l’enseignement supérieur : BTS, BUT, licence, Master, titre d’ingénieur. On le sait, les diplômés de l’enseignement supérieur formés en apprentissage s’insèrent plus facilement sur le marché du travail : six mois après leur diplôme, une majorité d’entre eux ont un emploi, et environ la moitié des apprentis diplômés intègrent leur entreprise d’accueil après leur formation. Mais l’essor impressionnant de l’apprentissage, artificiellement tiré par les aides de l’État, a rapidement trouvé son revers : France Compétences n’a ainsi plus assez d’argent pour payer la facture. La Cour des comptes s’en est émue et les crédits alloués aux organismes de formation vont être rognés de 10 % dans les mois à venir.
1 400 licences professionnelles !
Le souci de professionnalisation des formations supérieures et le rapprochement avec les entreprises ont également généré d’importantes ondes de choc dans le paysage des diplômes, des titres et des certificats de qualification référencés au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Les branches et les partenaires sociaux disposent d’un pouvoir d’initiative auprès des ministères certificateurs pour la création ou la rénovation des diplômes. D’où une production inflationniste de programmes aux intitulés de plus en plus luxuriants.
Là encore, n’y a-t-il pas confusion entre professionnalisation et (ultra) spécialisation ? La floraison de cursus visant à satisfaire des micro-niches d’emploi ne frôle-t-elle pas le baroque ? Il existe aujourd’hui 1 400 licences professionnelles en France. N’est-ce pas absurde ?
A fortiori à l’heure où l’on fait valoir à bien des endroits la prévalence des compétences, du savoir-être, des soft skills sur les savoirs académiques et techniques.
Diagnostic exagérément sombre
Le lien entre enseignement supérieur et entreprise est bien plus ancien chez nos voisins transatlantiques : les grandes écoles, universités et centres de recherche, comme Harvard, Yale, Stanford, Princeton ou le MIT pour ne citer qu’eux, font appel à la générosité des publics et des entreprises depuis bien longtemps. Plus près de chez nous, au Danemark, le financement des universités est assuré à 40 % par les entreprises et à 60 % par la puissance publique. Pour autant, l’état des relations entre mondes académique et économique fait souvent l’objet d’un diagnostic exagérément sombre en France. D’abord parce que les écoles, qui intègrent aujourd’hui un cinquième des effectifs en formation, ont fait des entreprises des partenaires indispensables à leur fonctionnement. Ensuite parce que le monde de l’université, lui aussi, se fond progressivement dans les exigences imposées par les organisations du travail. Toute la question, encore une fois, est de s’accorder sur les limites et les critères de régulation à mettre en œuvre pour conserver aux savoirs et à la mission académiques leur nécessaire intégrité.