Chacun chez soi, et sans les autres
Vivre ensemble oui, mais à la condition de se ressembler et ne se mélanger à personne. Les communautés se sont développées ces dernières années, qui nous confortent dans nos convictions et nous éloignent des autres.
En 1988, le sociologue Michel Maffesoli publie un petit livre boudé par ses pairs, qui jugent ce professeur à la Sorbonne très iconoclaste, travaillant sur la post-modernité, flirtant avec les professionnels du marketing, et soignant trop son look « chapeau feutre et nœud papillon » pour être sérieux. Trente ans plus tard, « Le temps des tribus », l’ouvrage de Maffesoli, n’a pas pris une ride. Il analyse parfaitement le concept de citoyens qui composent des communautés, vivent ensemble une expérience et « éprouvent des émotions en commun », écrit l’universitaire. La simple catégorie socio-professionnelle ne signifie plus rien, il faut désormais composer avec des individus qui peuvent être ouvriers ou cadres supérieurs, vivre à Londres ou Marseille, et qui partagent un ou plusieurs « vivre ensemble ». « Des tribus de 15 à 20 000 personnes réunies autour d’un centre d’intérêt et qui ont la liberté d’appartenir à d’autres communautés. Je peux être skateur et aimer le classique », estime Christophe Manceau, le directeur des prospectives chez Kantar. Dès lors, on évolue dans des « tribus » contemporaines, on partage des mêmes valeurs, mais on ne parle pas nécessairement aux autres. En clair, il s’agit de vivre ensemble, mais « entre-soi ».
On voit se développer
une multiplication de « bulles ».
Le sociologue Bernard Cathelat a lui aussi travaillé sur les communautés et théorisé le concept de « socio-styles », allant même jusqu’à classifier les styles de vie des citoyens en différentes catégories (matérialistes, décalés, égocentrés, rigoristes…) pour mieux comprendre leurs interactions, et donner des clés pour les atteindre. Les universitaires fondamentaux reprocheront d’ailleurs longtemps à Cathelat d’avoir livré un canevas sociologique aux hommes du marketing pour capter leurs cibles à des fins mercantiles. Au-delà du débat, on remarque effectivement une segmentation des populations, qui rend difficile une approche globale du « vivre ensemble » quand des individus se reconnaissent davantage dans leur groupe d’appartenance que dans les valeurs communes à la société dans son ensemble. La communauté a ses propres valeurs, ses propres règles, mais elle ne les partage pas nécessairement avec les autres concitoyens. Et l’on voit se développer une multiplication de « bulles » et de tribus d’individus qui ne savent plus « vivre avec les autres ». Il n’y a plus de réels points communs ni de repères évidents et de valeurs partagées. C’est le royaume de l’individualisme de groupe. On est unique en groupe, et le groupe renvoie à sa propre individualité, sans aucune notion d’universalité et donc de « vivre ensemble ».
Ce concept, établi par les sociologues, fait les beaux jours d’un marketing de plus en plus ciblé, qui catégorise les individus en fonction de leur appartenance à une tribu ou une communauté. Les sites de rencontre, par exemple, proposent désormais de cibler son/sa partenaire en fonction de ses convictions politiques, sa passion pour la pâtisserie ou le cor de chasse. En clair, des micro-niches qui ne favorisent pas le développement d’un « vivre ensemble » à l’échelle sociétale, des « bulles » sans réel désir de rencontrer un « autre », différent de soi.