Gare aux réseaux sociaux qui nous coupent des autres
Quand les algorithmes – qui déterminent tout ce à quoi nous avons accès sur internet – et les réseaux sociaux peuvent nous couper de la vie civique commune…
Le jour où Eli Pariser, un Américain d’une trentaine d’années, publie son ouvrage « The Filter Bubble », en 2011, les ingénieurs mathématiciens de Google et Facebook ont eu quelques sueurs froides. Pour la première fois, un chercheur mettait en évidence le concept de « bulle filtrante », autrement appelée « bulle cognitive », mettant un nom sur ce phénomène engendré par les algorithmes des réseaux sociaux, le fait de vous « donner » ce que vous avez envie de « recevoir ». Qu’il s’agisse d’opinions politiques, de convictions religieuses, de préférences littéraires, de goûts culinaires, de centres d’intérêts, de destinations de vacances, de restaurants à proximité de chez vous, de films à voir ou à éviter…ou d’amis « likés », « partagés », « retweetés » … la bulle filtrante des algorithmes vous conforte dans votre « entre-soi » en vous éloignant des autres. L’anti-vivre ensemble !
L’algorithme de Google
va croiser une soixantaine
de signaux différents.
Pour étayer son postulat, Eli Pariser va ainsi démontrer comment, lorsqu’un internaute saisit un même mot-clé sur le moteur de recherche Google, il n’aura pas les mêmes réponses que son voisin qui aura effectué la même recherche. Si un internaute, dont l’algorithme aura déterminé qu’il était « écologiste », recherche par exemple « BP » (British Petroleum), les premières pages de résultats seront consacrées à la catastrophe pétrolière Deepwater et la pire marée noire des Etats-Unis. Si un internaute « classé libéral » fait la même démarche, Google lui proposera des informations sur la possibilité d’investir dans le groupe pétrolier BP. Dans les deux cas, l’algorithme du moteur de recherche aura fait en sorte de croiser une soixantaine de signaux différents : l’historique de navigation de l’internaute, sa géolocalisation, son sexe, son âge, le type de navigateur utilisé pour ses recherches, les publicités visionnées ou non, les achats réalisés sur internet, les raccourcis, le temps passé sur un article plutôt qu’un autre… tout ce qui établit le profil de l’internaute concerné. Une manière de le connaître au moins aussi bien que lui-même, et parfois mieux. Tous les sites sur lesquels nous surfons nous épient et traquent nos moindres réactions afin de mieux nous « ranger » dans une catégorie déterminée. L’algorithme de Facebook, le « Newsfeed Ranking Algorithm », est vraisemblablement le secret le mieux gardé du géant planétaire de la mise en relation. Au départ, ce « monstre » avait été créé pour aider les internautes à s’y retrouver dans les millions d’informations qui circulent sur le réseau. Aujourd’hui, on estime que la précision de cet algorithme est telle qu’il croise 100 000 paramètres… qui font de vous un être unique. Certains diront « une cible » enfermée dans sa bulle, et qui ne communique plus qu’avec ceux qui partagent ses mêmes idées ou ses mêmes valeurs. C’est là que le bât blesse, lorsque la technologie sert à vous « renforcer » dans vos opinions et empêche de s’ouvrir à l’autre, est un frein à la connaissance des autres et au partage. Un frein au « vivre ensemble » quand l’autre n’est pas son exact reflet. Le professeur de droit d’Harvard Cass Sunstein déplorait lui aussi ces « bulles filtrantes » dans son ouvrage « Republic.com » publié en 2002. En effet, l’universitaire comparait internet à une vaste agora publique, où tous les points de vue pouvaient se retrouver, tous les avis s’échanger, où l’on pouvait débattre avec des gens différents, manifester, pétitionner, découvrir, être surpris, lire des auteurs inconnus, s’émerveiller… Mais tout cela à la condition de ne pas être « prédéterminé » par un algorithme vous empêchant même de savoir que l’autre existe, que le voisin est différent, que les avis contradictoires peuvent aider à se construire, à grandir… « L’algorithme, écrivait Cass Sunstein, peut entraver la liberté, transformer le citoyen en consommateur, le couper du forum public et, donc, de la vie civique commune ».
Dans son ouvrage « A quoi rêvent les algorithmes, nos vies à l’heure des big data », le sociologue Dominique Caron esquisse pourtant une piste pour faire éclater la bulle dans laquelle les algorithmes nous maintiendraient, nous empêchant ainsi de nous ouvrir au monde : « La bulle, c’est nous qui la créons, notamment par un mécanisme de reproduction sociale (…) le vrai filtre, c’est le choix de nos amis, plus que l’algorithme de Facebook ». En clair, l’algorithme se nourrit de ce que nous lui donnons, ce que nous acceptons de livrer à la machine, et qui lui permet se retourner contre nous. Ce que la mathématicienne Aurélie Jean dit aussi : « L’effet bulle n’est pas une fatalité » (Voir ci-contre).