« Nous n’avons plus de récit partagé »
Diriez-vous qu’il n’y a plus de désir de vivre ensemble aujourd’hui ?
Nous vivons dans une société où 80% des Français se déclarent heureux dans leur sphère personnelle, et expriment un fort désir de lien de proximité. A la fois proximité familiale, les enfants, les frères et sœurs, les parents… et proximité géographique. Par ailleurs, la pandémie, notamment avec le télétravail, a accentué ces demandes de « proche familial » et de « proche territorial ». En revanche, on remarque un phénomène contraire, c’est que « l’on n’a pas envie de vivre avec des gens qu’on ne connaît pas » ! C’est ce qui devient compliqué, ce refus de « vivre ensemble ». Un exemple, si vous regardez le pourcentage de vote pour l’extrême droite, il est d’autant plus fort dans les zones où il n’y a pas d’immigrés. En fait, on a souvent peur de ce qui est loin et de ce que l’on ne connaît pas.
Vous dites que c’est très différent de l’époque des trente glorieuses…
Je vais prendre l’exemple des colonies de vacances. Aujourd’hui, de moins en moins de monde y envoie ses enfants car il y a l’idée qu’ils vont « être mélangés » à des gens différents. Autrefois c’était un lieu de brassage, désormais c’est exactement l’inverse, c’est un lieu discriminant. Celles qui fonctionnent encore sont celles qui sont montées en gamme, sont plus chères… Je sais que si j’envoie mon enfant dans une colonie sur le thème du violon par exemple, il n’y aura aucun métissage social. Idem pour le service militaire, qui était autrefois un brassage géographique car on faisait rarement son service chez soi. C’était aussi l’apprentissage du voyage pour les hommes, qui est aussi important que l’apprentissage du brassage social.
Il y avait davantage de valeurs communes ?
Disons que l’on était d’abord originaire d’une classe sociale, qui nous définissait, et ce depuis la révolution industrielle. On disait d’abord « je suis ouvrier », pas « je suis catholique, musulman, Polonais ou ce que vous voulez… ». On se définissait par les luttes et les solidarités de son groupe social.
Le service militaire était
autrefois un brassage.
Ce qui fait qu’on pouvait être, lorsqu’on était ouvrier, « pauvres ensemble », mais pas « pauvres les uns contre les autres ». Désormais, les cultures de classe n’existent plus réellement, elles ont été remplacées par des communautés en émergence, qui se construisent dans la lutte idéologique, et parfois des communautés excluantes. Tout cela conduit à des mouvements parfois assez durs, certains mouvements ultra-féministes par exemple, qui refusent même de parler à des hommes et créent des sous-communautés. Comme si « le peuple était redevenu une foule », ainsi que l’affirmait Victor Hugo qui disait que le peuple était structuré par une mémoire, contrairement à la foule. Une mémoire commune qui peut être le combat pour les congés payés en 1936 ou l’avènement de la gauche au pouvoir en 1981…. Nous n’avons plus vraiment ces récits partagés.
Qu’est-ce qui fait encore lien commun ?
Autrefois le récit partagé, ou la religion… et désormais, j’aurais tendance à dire que ce sont les lieux, les territoires ! D’ailleurs regardez comment les élus, les femmes et les hommes politiques clament toujours d’où ils viennent, quelles sont leurs racines. Parfois même, ils s’inventent un lieu. Jacques Chirac s’est inventé un ancrage en Corrèze avec un château familial à Sarran, de la même manière que François Mitterrand s’est créé de toutes pièces une histoire dans le Morvan. C’était leur façon de s’acheter des racines territoriales. D’ailleurs, c’est étonnant de constater comment le président Emmanuel Macron s’est lui aussi ré-enraciné. Quand on l’a connu, il était Parisien et venait d’une banque, puis il a renoué avec ses vraies origines, Amiens et la province.
Les territoires, pour mieux « re-vivre ensemble »
On est dans une société de flux, mais on ne la pense que comme s’il s’agissait d’un stock. Il faut penser le flux des populations. Je prends un exemple : la plupart des gens sont nés à un endroit, mais n’y resteront pas toute leur vie. Ils passent le baccalauréat dans leur ville, puis s’en vont. Mais si vous continuez à leur envoyer chaque mois des informations sur cette ville, leur département, leurs racines… vous verrez que la plupart auront envie de revenir y vivre. Les médecins reviendront s’installer quand on y cherchera des personnels de santé, d’autres viendront y prendre leur retraite… ça a l’air un peu bête, mais c’est une manière de mettre de l’huile dans les rouages et de sacrément mieux vivre ensemble !
Vous restez optimiste ?
C’est vrai que notre société est beaucoup plus repliée sur la sphère intime, que nous sommes très heureux dans cette sphère et qu’il y a de moins en moins de « communs ». Néanmoins, je suis convaincu que la pandémie que nous avons vécue et la guerre terrible en Ukraine vont nous reconstruire un « commun écologique et européen ». Ce sont malheureusement souvent les tragédies qui créent des valeurs communes et c’est précisément ce que nous traversons depuis plusieurs mois qui peut nous aider à nous retrouver sur ces valeurs que sont l’Europe et l’Ecologie.