« Les tendances à l’archipélisation sont très fortes »
Qu’est-ce qui fait encore « vivre ensemble » et « valeurs communes » entre les citoyens ?
Nous avons ce que j’appelle des « forces de rappel » qui permettent à l’archipel français d’afficher une certaine cohésion, et même, une cohérence. Ce sont par exemple des services publics très développés ou notre modèle social, qui nous a permis de traverser la crise Covid sans casse sociale.
Chacun se regroupe
de manière affinitaire.
Nous avons aussi un maillage associatif important. Et puis nous avons une histoire, une langue commune. Et bien évidemment de grands moments de communion nationale, y compris lors de tragédies. Regardez la mobilisation au moment de l’attentat de Charlie Hebdo ou celui de l’assassinat de Samuel Paty ou ces gestes de solidarité admirables au moment de la pandémie. On a vu des jeunes, dans des quartiers souvent difficiles, se mobiliser pour aller faire les courses et apporter à manger aux personnes seules ou âgées…
C’est assez encourageant…
Oui, mais attention. Si vous regardez ce qui se passe au Brésil à l’occasion du carnaval de Rio où l’espace d’un moment, assez court, tout le monde se mélange. Eh bien il faut être attentif, ce n’est pas la réalité des autres jours. On fait la fête ensemble d’autant qu’on sait que cela ne durera pas. C’est une parenthèse enchantée…et j’ai ressenti cela aussi en France, par exemple autour de l’équipe de France de foot au moment de la Coupe du monde. On surinvestit ces moments quand on sait que ce n’est pas la norme.
C’est toujours ce qui guette, la fameuse archipélisation de la société ?
Oui, ces tendances à l’archipélisation sont très fortes. C’est pour cela que derrière le discours bienveillant du « vivre ensemble », il y a une réalité qu’avait décrite l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb au moment de son départ de la place Beauvau : « Aujourd’hui, les Français vivent côte à côte, j’ai peur que demain ils vivent face à face ». Pour ma part, je pense que nous ne sommes pas du tout à l’heure du « face à face », mais bien dans le « côte à côte », un peu comme dans un syndic de copropriétaire. Chacun se replie chez soi après avoir fait le minimum avec et pour les autres.
Comment cela se traduit au quotidien ?
Par des communautés qui se replient sur elles-mêmes. Prenez l’exemple de communes où existe une très forte diversité sociale et ethnoculturelle. On y observe des phénomènes d’archipélisation à bas bruit, dans les choix résidentiels ou dans tout ce qui concerne la jeunesse, ce qui est un point central car c’est là que tout se construit. Le développement d’écoles communautaires ou de stratégies d’évitement de l’école publique, de contournement de la carte scolaire vers d’autres établissements. Cela se voit aussi, hélas, dans le milieu associatif sportif, avec les clubs de foot ou les salles réservées aux sports de combat. Ce n’est pas un affrontement, c’est juste que chacun se regroupe de manière affinitaire. Cela s’explique par une diversité culturelle beaucoup plus importante qu’il y a 30 ou 40 ans, une modification des équilibres démographiques, et des institutions qui étaient très puissantes, comme l’éducation nationale, le sont moins. C’est important de regarder ce qui se passe chez les jeunes, car si dès le collège on commence à grandir côte à côte, les occasions de se mélanger sont moins fréquentes, on ne vit plus ensemble.
* Auteur de L’Archipel français, une nation multiple et divisée (Le Seuil, 2019)