Le nécessaire dialogue interreligieux
Comment favoriser les valeurs de la République quand le fait religieux ne cesse de s’imposer dans le débat public ? Le recteur de la Mosquée de Paris et le vice-président du Crif ont accepté de dialoguer sur ce thème.
Certains citoyens se définissent aujourd’hui par leur religion et en oublient les valeurs communes. C’est votre avis ?
Gil Taïeb : La religion ou l’absence de religion concerne chaque individu dans son intimité profonde et la négation du fait religieux serait une grande erreur. Mais cette appartenance religieuse, qui se doit d’être respectée par tous, ne doit pas pousser vers un extrémisme qui divise. Or, force est de constater le développement d’un certain communautarisme dangereux qui nous oblige à penser à nos responsabilités, celle de la République vis-à-vis de ses citoyens, mais aussi des citoyens vis-à-vis de la République.
Chems-Eddine Hafiz : Les vraies convictions religieuses nous invitent à la rencontre de l’autre et les religions monothéistes, dont l’islam, ont toujours contribué à l’idée de l’universel et aux valeurs communes. Je pense que les religions sont entraînées contre leur gré aujourd’hui vers l’individualisme et le communautarisme. Elles sont parfois devenues des terreaux exploités par des idéologies politiques intolérantes qui fracturent dangereusement la société française. Nous devons refuser à tout prix ce mélange impossible entre religion et projet politique. L’histoire nous l’enseigne.
GT : Avec mon ami Chems et bien d’autres responsables, nous avons compris l’importance de ce message et nous le portons avec force. Nous devons être les défenseurs de nos valeurs républicaines et aux avant-postes du combat contre l’intégrisme.
Vous craignez que la communauté dont on est issu l’emporte sur les valeurs universelles de la République ?
GT : Nul ne peut nier le développement de certains intégrismes et la place dangereuse qu’a pris l’islamisme dans notre pays. Ce dévoiement de l’islam, condamné par la Grande Mosquée de Paris comme par de très nombreux musulmans français, a fait qu’aujourd’hui, effectivement, certains ne vivent plus ensemble, mais côte à côte, et même pour certains face à face.
Le religieux n’a pas
à sortir de la sphère intime
pour s’imposer à autrui.
CEH : Je ne vois aucune opposition entre les valeurs de la République et celles de l’islam ou de toute religion. La liberté, l’égalité et la fraternité sont aussi essentielles à l’islam. À nous, musulmans, d’en faire la démonstration et de prouver à nos concitoyens que notre religion ne relève pas de l’image désastreuse qu’ils en ont. Je ne cesse de dire que la France nous offre la laïcité et ainsi l’assurance de pouvoir exercer son culte en toute dignité et en toute liberté. Et pour ce faire, le religieux n’a pas à sortir de la sphère intime pour s’imposer à autrui.
« Vivre ensemble » est devenu compliqué ?
CEH : Le « vivre ensemble » est fragilisé et l’aspiration au « vivre ensemble » n’est plus très audible sur la scène politique. Il y a vingt ans, l’expression était incontournable pour les candidats à la magistrature suprême, de gauche comme de droite. Elle ne l’est plus. Elle est pourtant une réalité qui se vit toujours dans le quotidien des Français. Prenez l’exemple de la pandémie de Covid-19. Elle nous a contraint à l’isolement, mais dans le même temps, on a assisté à beaucoup de bienveillance avec sa famille, son voisin, l’inconnu, l’étranger à soi. L’acte de charité est le plus beau des dialogues !
GT : La situation est compliquée, mais n’est pas aussi sombre que certains la décrivent. Les diffuseurs de haine et de division occupent une place trop importante, qui écrase la réalité. Effectivement, nous ne devons pas fermer les yeux, le danger est bien là, mais le combat est loin d’être perdu, et chaque jour des femmes et des hommes font entendre une autre voix, celle du « vivre ensemble ». Ne rien faire, c’est s’assurer que nous pouvons perdre tous ensemble !
Comment refaire citoyenneté partagée ?
CEH : Nous n’arrivons plus à penser ce qui nous rassemble. C’est le mal de notre époque. Je peux pourtant témoigner que lorsque des personnes de confessions différentes se rencontrent et travaillent ensemble, elles tombent souvent des nues de découvrir tant et tant de choses en commun.
Plus que jamais,
les valeurs républicaines
doivent être le dénominateur
commun.
GT : C’est un combat. J’utilise volontairement le mot combat car cette lutte pour les valeurs universelles de la République est la seule à pouvoir apaiser une société perturbée par de multiples maux que les communautaristes intégristes utilisent pour manipuler les foules. Plus que jamais, les valeurs républicaines doivent être le dénominateur commun, le ciment qui nous lie les uns aux autres.
Quels peuvent être vos rôles respectifs, dans vos communautés ?
CEH : La France peut compter sur des dignitaires religieux pleinement investis en faveur de cette ouverture interreligieuse et vers la Cité. J’ai moi-même publié une tribune pour appeler au vote lors de l’élection présidentielle. Je regrette que certains y ait vu un appel au vote communautaire cependant que ma volonté était de contrecarrer les discours rejetant toute participation citoyenne, sous des prétextes religieux fallacieux, et ne cherchant qu’à séparer les musulmans de France du reste de la communauté nationale.
GT : Chaque responsable communautaire doit prendre ses responsabilités et porter ce combat, quitte à déplaire à certains et parfois à se mettre en danger. Avec Chems, comme avec d’autres responsables musulmans, nous échangeons fraternellement. Un discours franc, qui aborde tous les sujets, même ceux pour lesquels nous pouvons avoir des divergences, mais nous avons tant de valeurs communes et aimons la République qui est notre maison commune. Nous refusons de nous taire !
Les élus ont-ils conscience que le « vivre ensemble » est fragile ?
CEH : Leur rôle est essentiel, je les invite à mesurer la dangerosité à jouer les apprentis-sorciers de l’identitarisme. Appeler au rejet de nos concitoyens musulmans, c’est attaquer la République, son unité et son intransigeance à considérer comme égaux tous ses enfants. La montée du populisme et de l’extrémisme a de quoi inquiéter. Heureusement, les Français n’ont jamais cru à la chasse aux musulmans comme solution à leurs malaises et ce n’est pas près d’arriver.
GT : Nous entretenons de bonnes relations avec les élus, « La loi du pays est la loi », disent nos textes. Ce sont des paroles qui nous obligent. Je sais qu’avec Chems, nous ferons tout pour apaiser les craintes et lutter contre les extrémistes. Les textes de la République sont fondateurs, c’est avec bonheur et fierté que nous devons chaque jour les faire nôtres.