La ville co-construite face à ses enjeux de régulation
L’acteur public est-il voué à perdre la guerre face à l’appétit d’acteurs privés « sans foi ni loi » ? Rien de moins sûr, si l’on en juge de l’évolution des règles du jeu entre autorités locales, secteur privé, partenaires financiers et société civile.
Qui gouvernera la ville de 2050 ? Quels en seront les circuits de négociation et de décision politiques? Le brouillage de la frontière entre services publics et offres privées de services, largement commenté depuis dix ans, se sera-t-il opacifié au point d’exfiltrer la puissance publique de la gouvernance urbaine ?
La question de la gouvernance, de ses modalités et de ses indicateurs est au cœur des travaux des commissions internationales de normalisation et de standardisation des villes durables et intelligentes. Dans la hiérarchie des services urbains, le poids des opérateurs a toujours été fonction de leur maîtrise en amont des infrastructures (EDF dans le secteur de l’énergie, la RATP dans les transports urbains franciliens). Avec le développement des nouvelles technologies, cet invariant historique s’est trouvé chamboulé à double titre. D’une part, le credo « user-centric » a entraîné un glissement vers l’aval des chaînes de valeur, faisant migrer le positionnement des opérateurs de services d’une logique business to business (BtoB) à une logique business to consumer (BtoC). D’autre part, le paysage de ces opérateurs s’est très massivement ouvert à des acteurs du monde privé, venus faire concurrence à des services urbains jusqu’alors pilotés par les collectivités locales.
Des acteurs émancipés de la commande publique
L’émergence des plateformes, notamment, a perturbé les pouvoirs publics. Jusqu’à présent, le titillement du secteur privé émanait principalement de grands comptes soumis à appels d’offres et contractualisation comme IBM, Cisco ou Veolia. Avec Airbnb ou Uber, les villes se retrouvent face à des acteurs très peu territorialisés, émancipés de la commande publique et du cadre contractuel stabilisé. Une entreprise comme Waze s’est par exemple lancée en développant sa propre cartographie routière sur la base d’un algorithme privilégiant l’itinéraire le plus rapide sans tenir compte de la hiérarchisation spatiale du réseau de voirie. L’expansion de ces plateformes a profité des failles de l’action publique et de l’absence de régulation. L’exemple de Lime à Paris est à cet égard des plus éloquents, puisque le phénomène débridé du free floating aura donné lieu à une évolution législative.
Pas d’action purement publique,
ni d’action privée en dehors
de tout cadre public.
Le principe de désintermédiation souvent avancé pour qualifier l’économie numérique ne se résume pas, loin de là, à la mise en relation directe entre des opérateurs et les usagers. Il s’accompagne d’une démultiplication d’acteurs intermédiaires, pourvoyeurs de nouvelles offres de services et cherchant à aspirer l’essentiel de la valeur produite. Quelle sera demain la place de ces acteurs ? Leur nombre va-t-il continuer de croître ?
La projection en 2050 s’avère ici des plus aléatoires. Alors qu’il faut des décennies pour créer de l’urbanité, on peut douter que la plupart des acteurs privés se lançant sur les marchés urbains – a minima leurs technologies – soient encore en place dix, vingt, trente ans plus tard. « Le temps des technologies est tellement rapide qu’il est quasiment impossible de l’articuler avec la temporalité du politique », note Antoine Courmont, directeur scientifique de la chaire Villes et numérique de Sciences Po (*)
Construire des offres de mobilité globales
Faute de pouvoir se projeter trop loin dans le futur, regardons l’existant. Historiquement, les villes ont toujours dû coopérer avec les acteurs privés et avec la société civile. Sur la dernière période, face aux acteurs du privé, le dialogue a fini par se mettre en place. Uber, qui s’est d’abord développée sur une posture ultra disruptive et ultra exclusive, a passé des accords avec les grandes métropoles, soit pour construire une offre de mobilité globale, soit pour proposer une boucle complémentaire à l’offre de mobilité publique. Et quand la concertation s’est avérée stérile, la régulation, voire l’autorité publique, ont pris le relais. IBM a très rapidement été sorti du projet de centre de pilotage de Rio de Janeiro, car ses technologies se sont révélées inadaptées aux enjeux, aux systèmes informatiques locaux et aux besoins de l’administration municipale, qui a fini par construire sa propre solution. Autre exemple, plus récent, de la difficulté pour des acteurs hétérodoxes, si puissants fussent-ils, de « prendre la main » : l’échec de Quayside, projet d’Alphabet à Toronto, sous la pression citoyenne et associative.
Encadrer la concurrence pour éviter les dérives monopolistiques
Demain, face aux nouveaux entrants comme aux opérateurs traditionnels, les collectivités locales devront à la fois réguler et favoriser l’émergence de nouvelles offres de services urbains. L’équilibre de postures entre l’acteur public local et l’autorité organisatrice devrait pencher de plus en plus vers la seconde. Il faudra gouverner des opérateurs hétéroclites, coordonner leur offre de services et encadrer la concurrence pour éviter les dérives monopolistiques et les phénomènes de captation excessive. Ce, sans être pour autant systématiquement en position de donneur d’ordre. « Acteurs privés et publics sont interdépendants. Il n’y a pas d’action purement publique, ni d’action privée en dehors de tout cadre public. Cette dimension de co-construction devrait toujours caractériser la ville de demain », note Antoine Courmont.Devant les futurs défis de gouvernance, les trois principes fondateurs du service public (égalité, continuité et mutabilité) gardent toute leur pertinence. Les enjeux de gouvernance qui se poseront demain aux villes seront aussi l’occasion pour elles de réaffirmer leurs principes cardinaux.
(*) Antoine Courmont – Quand la donnée arrive en ville. Open data et gouvernance urbaine – PUG.
Vers de nouveaux modèles de tarification des services ?
Le tarif des services constitue un élément majeur de mise en œuvre d’une politique publique locale. A cet égard, beaucoup de nouveaux entrants ne contribuent pas au financement de la ressource publique à hauteur du bénéfice qu’ils en tirent. Pour contrecarrer cette distorsion de concurrence, les villes pourraient développer des stratégies de tarification de leurs ressources clefs. Elles pourraient également, pour mieux couvrir leurs charges fixes, adapter leur tarification en reproduisant les approches de yield management adoptées par nombre de nouveaux entrants. Il leur faudrait alors sortir du modèle des grilles tarifaires votées annuellement, pour adopter des métriques d’intérêt général prenant en compte une variabilité temporelle des tarifs (rémunération de l’effacement, étalement des heures de pointes, etc.).