« Dessiner des futurs imaginables pour s’accorder sur des futurs souhaitables »
La fabrique de la ville doit prendre en compte les changements, aléas et incertitudes de nos sociétés. Les outils traditionnels de planification s’avérant ici inopérants, il convient, selon Marcus Zepf, de mettre en œuvre de nouveaux outils et de nouvelles temporalités.
Imaginer ce que sera la ville en 2050 a-t-il du sens ?
Mettre en place un projet pour faire évoluer la réalité urbaine dans un cadre temporel bien défini a forcément du sens. Surtout dans un contexte de transformation permanente de la ville. Du coup, la question du temps est fondamentale pour accompagner la transformation des espaces urbains à différentes échelles. Effectivement, les dynamiques socio-spatiales et temporelles se présentent différemment à la petite échelle de l’espace public et la grande échelle d’une ville entière. Ainsi les changements de pratiques et d’usages à l’échelle du quartier nécessitent des interventions à plus ou moins court terme.
Les changements plus structurels à la grande échelle d’un tissu urbain entier font appel à des interventions à plus long terme. L’articulation nécessaire des échelles petites et grandes, ainsi que des temporalités courtes et longues de projet, apporte une certaine complexité et fait apparaître des incertitudes. Une certitude importante est notamment l’imprévisibilité des évolutions futures. Mais, paradoxalement, cela ne signifie pas que l’on doive renoncer à se demander ce que sera la ville demain, au contraire. Dessiner des futurs imaginables, c’est se donner la possibilité de s’accorder sur des futurs souhaitables. Se projeter dans le futur relève donc en partie de l’utopie. Cette utopie est importante pour donner une valeur et un sens au projet urbain.
Les élus ont-ils les moyens de prendre à bras la corps la fabrique de la ville ?
Les élus ont sans doute tendance à souhaiter que l’espace public « marche » selon leurs représentations : mixité sociale, qualité environnementale, convivialité, sécurité… Or, l’espace urbain, c’est d’abord de l’incertain, des évolutions, de l’inattendu, de l’aventure. Et les usages ne sont jamais totalement ceux que les décideurs de la fabrique urbaine souhaiteraient qu’ils soient. L’espace public recouvre trois dimensions : la forme (les aménagements physiques, le mobilier urbain, que ce soit à l’échelle du quartier, de l’agglomération ou au-delà), les usages (les pratiques et la manière dont on s’approprie – ou pas – les espaces), la production (cadre politique et administratif, processus de fabrication des concepts, des images et représentations de l’espace public).
Les usages ne sont jamais
totalement ceux que les décideurs
urbains souhaiteraient qu’ils soient.
A mon sens, les enjeux de prospective urbaine ne se jouent pas tant à l’intérieur de chacune de ces dimensions que dans leurs interactions. Comment les pratiques sociales et les nouveaux phénomènes de la sphère publique peuvent-ils influencer l’aménagement et la production urbaine ? En quoi les tendances et concepts de l’aménagement impactent-elles les pratiques ? Les processus de concertation peuvent-ils instruire et orienter certains choix d’aménagement d’un quartier ? L’interdépendance entre ces trois dimensions ne se réduit pas à des liens mécaniques de cause à effet. Une rue passante et animée n’est pas forcément génératrice de sécurité. Un quartier mixte n’est pas synonyme de bien-être social. Ainsi, un projet qui a priori semble réunir les « bonnes orientations » peut toutefois se révéler dysfonctionnel après sa réalisation.
La réponse est-elle alors dans davantage de concertation ?
Le débat public est essentiel. Il est nécessaire que les parties prenantes de la ville, élus, experts, associations, citoyens développent un langage partagé, prérequis d’une discussion sur les enjeux et, in fine, d’une décision collective, démocratique, sur le scénario souhaitable et envisageable. Mais, là encore, pour construire ce langage partagé, on a besoin d’un temps long. Puisque les outils traditionnels de planification s’avèrent ici inopérants, il faut en mobiliser d’autres. La démarche expérimentale allemande de planification territoriale, Internationale Bauausstellung, ou IBA, créée en 1910, qui s’est réinventée au fil du temps sur plusieurs territoires et autour de thématiques diverses, est à mon sens une boîte à outils des plus pertinentes. En mettant durant dix ans (ou un peu plus, ou un peu moins) un territoire en situation d’expérimentations multiples pour concevoir et pour mettre en œuvre des prototypes de projet à plusieurs échelles (de la plus petite au territoire tout entier), en y raccrochant des groupes d’acteurs, élus, experts, citoyens, parties prenantes. Parce qu’elle associe la planification à un laboratoire grandeur nature, mêlant des échelles et des temporalités diverses qui interagissent sans cesse entre elles, cette approche permet un diagnostic permanent, donc un projet adaptable en permanence aux changements et aux aléas.
L’aléa devient donc un allié de la planification ?
Il s’agit de reconsidérer la nature de l’incertitude, pour ne pas la subir comme un élément perturbateur, paralysant et donc à écarter a priori, mais comme un levier d’action éclairant permettant d’ajuster les démarches. Je crois beaucoup à l’idée de l’« autopoïèse », développée dans les années soixante-dix par deux biologistes américains, Maturana et Varela. En analysant des sociétés animales, notamment les abeilles et les fourmis, ils se sont rendu compte que ces sociétés sont capables de se réinventer face à un changement de contexte, face à un aléa, face à une transformation de leur fonctionnement, et donc de constamment réadapter leur stratégie par rapport à ce qui se passe. Cette idée d’autopoïese mérite d’être transposée en urbanisme. Il s’agit de valider l’idée d’un processus permanent de diagnostic, de coordination et de débat public pour que l’aménagement urbain devienne une action publique capable de s’adapter au fur et à mesure.