« Nous sommes entrés dans un état de crise sans fin »
Vous avez introduit la notion de risques majeurs en France il y a plus de quarante ans. Que désignait-elle alors ?
A l’époque, l’industrie moderne, tant dans son échelle que dans sa complexité, obligeait à sortir d’une vision classificatoire des risques. Les grands accidents des années 60-70 (Feyzin, Flixborough, Seveso, Three Mile Island) avaient montré que les risques débordaient de l’enceinte industrielle, pour poser des problèmes nouveaux en termes économiques, politiques, sociétaux. Puis dans des années 1980, les chocs ont donné lieu à des turbulences de plus en plus marquées, génératrices de fortes menaces de déstabilisations multiformes. Nos approches en termes d’urgence, ou même de catastrophe, ont dû laisser place à une réflexion et un traitement en termes de crises.
Et aujourd’hui ?
C’est une mutation plus fondamentale qui est à l’œuvre. Attentats du 11 septembre, crise financière de 2008, dérèglement climatique, nouvelles donnes géostratégiques, déferlement de technologies de l’information et de la communication bousculant nos repères de gouvernance : avec le XXIème siècle, nous sommes sortis de l’accidentel pour entrer dans le systémique, dans un état de crise sans fin, qui oblige à une tout autre approche des phénomènes, et à des pilotages radicalement nouveaux. La crise sanitaire est une parfaite illustration de cette mutation.
Face à quels enjeux cette “crise sans fin” nous place-t-elle ?
Sur le terrain de l’action, il s’agit de dépasser le simple « management » pour passer au « pilotage ». La question n’est plus seulement de faire conduire des machineries à partir de logiques connues et de normes données, mais de naviguer dans l’inconnu. Cela suppose un engagement direct des exécutifs, des prises de risque pour ouvrir les questions, rebattre les cartes d’acteurs, et construire des cheminements inédits.
Naviguer dans l’inconnu suppose
un engagement direct des exécutifs.
Certes, des exigences managériales cardinales sont toujours à respecter, mais la ligne de front décisive implique directement les dirigeants. A ce défi de leadership s’ajoute un défi psychologique : suggérer que l’on doive travailler sur des zones pour lesquelles nous n’avons pas déjà les réponses, pointer non plus l’incertitude mais l’ignorance et l’inconnu, provoque des chocs profonds dans nos cultures d’excellence. La perception d’une béance possible ou effective déclenche instantanément, chez qui n’est pas préparé, des replis et des blocages de l’ordre du viscéral.
Comment avancer sur ces terrains aussi sensibles ?
Il y a là un vrai questionnement pédagogique. D’autant plus qu’à ces plongées déroutantes s’ajoute un phénomène, souterrain mais puissant, d’érosion générale de la résilience, de dissolution des sécurités, de perte de confiance. Masquer les enjeux pour plaider le simple ajustement à la marge est l’option la plus tentante et la plus ordinaire. C’est aussi la plus acceptable, et la plus demandée, dans la mesure où elle garantit la quiétude immédiate ; mais c’est tricher avec la réalité des enjeux. Or, sur le terrain des crises, on ne triche pas, il faudra bientôt payer la note, d’autant plus abyssale que les évitements ont été le plus longtemps la norme imposée. A l’opposé, on peut choisir de clarifier avec netteté les enjeux. Mais c’est prendre le risque d’un rejet viscéral instantané. On mesure d’ailleurs aisément le niveau de résilience d’une institution, d’une organisation ou d’une société à la violence de ses réactions à toute tentative de clarification des enjeux réels. Le défi est de trouver une voie entre ces écueils structurels.
C’est un défi éminemment politique…
Il va nous falloir compter sur des femmes et des hommes d’État en mesure de répondre présents face à des situations illisibles, instables autant qu’urgentes, d’ouvrir des chemins inédits, de proposer de nouveaux contrats sociaux. Je parle ici bien sûr des dirigeants publics, mais aussi de ceux du secteur privé, dont la puissance et les responsabilités sont au moins aussi importantes. Et puis, les citoyens devront prendre toute leur place dans ce nouveau monde. Ils devront adopter des comportements de prévention, faire preuve de toutes leurs capacités de mobilisation et de solidarité, s’engager dans les débats collectifs, participer à l’invention d’avenirs inédits. La responsabilité face aux ruptures est foncièrement collective et le citoyen ne saurait tout attendre des responsables, en se repliant dans la seule colère.
Y a-t-il des raisons d’être optimiste ?
L’optimisme – le vrai, non celui que l’on brandit béatement comme sauf-conduit pour se défausser de sa part de responsabilité – consiste précisément à poser que nous avons la volonté et la capacité d’affronter les défis que le monde nous lance.
* Consultant auprès de grandes entreprises et institutions internationales, Patrick Lagadec est l’un des spécialistes les plus reconnus de la gestion du risque et de la gestion de crise.