Nouveaux modes de travail, nouveaux usages de vie, nouveaux enjeux territoriaux
Mis en place à marche forcée au début de la crise sanitaire, le télétravail a fini par s’imposer, aujourd’hui dans les pratiques et demain dans les contrats. Avec des effets collatéraux qui dépassent de loin les frontières de l’entreprise.
Au cours de son histoire, la France a connu plusieurs épisodes de quarantaine sanitaire : en 1721 dans le Vaucluse pour faire barrage à la peste, en 1821 à la frontière espagnole pour bloquer la fièvre jaune, en 1955 à Vannes pour endiguer une épidémie de variole. Mais jamais, avant mars 2020, le pays n’avait été mis totalement sous cloche. Non seulement ce que nous vivons depuis seize mois constitue une première absolue, mais nous sommes sans doute encore loin d’en soupçonner tous les effets collatéraux, tant sur la société que sur les individus. S’il est un champ d’emblée profondément affecté par cette situation inédite, c’est sans conteste celui du travail. Du jour au lendemain, nous avons vu des entreprises culturellement arcboutées à un management par le contrôle mettre leurs troupes en télétravail. En quelques jours, une partie importante des actifs des secteurs privé et public ont éprouvé de nouveaux usages et de nouvelles organisations. Les employeurs, eux, ont compris qu’on ne reviendrait pas en arrière.
Une réalité à géométrie variable
Le télétravail n’est pas – encore – une catégorie de l’Insee, les entreprises le pratiquent sur la base de modalités très variables et les travailleurs eux-mêmes le perçoivent très diversement. Pour preuve, les écarts substantiels qui caractérisent les résultats des dizaines de sondages et études publiés chaque mois depuis plus d’un an. Dans un tel maelstrom de chiffres parfois aux antipodes, difficile de livrer une photographie représentative d’une réalité qui, faute à bien des endroits de contractualisation et partout d’un étalon référent, échappe encore aux radars de la statistique. Il n’empêche, s’il a d’abord été synonyme de confinement, le télétravail est en train de révolutionner les pratiques professionnelles. Et pas seulement. Le marché de l’emploi, lui aussi, s’en trouve chamboulé.
Le quartier, alpha et oméga des déplacements physiques.
Selon l’Ademe (Agence de la transition écologique), plus de 70% des demandeurs d’emploi ayant déjà renoncé à candidater pour un motif de distance pourraient postuler à un emploi éloigné si le télétravail était possible. La généralisation des contrats distanciels pourrait permettre de réduire de plus d’un million et demi le défaut d’emploi en France. Pour les employeurs, qui ne jurent aujourd’hui que par les compétences, n’est-ce pas une occasion rêvée de recruter des talents sans que la distance ne soit un obstacle ? Si les frontières géographiques deviennent plus poreuses, voilà enfin peut-être à l’échelle des territoires une amorce de déconcentration de l’emploi et de rééquilibrage des dynamiques.
Un capital temps réinjecté dans des activités choisies
Pour les actifs, travailler une partie de la semaine depuis le domicile, c’est perdre moins de temps en transports. On peut supposer que ce nouveau capital temps – et sérénité – soit réinjecté dans des activités choisies. Le quartier pourrait devenir l’alpha et l’oméga des déplacements physiques, comme une extension du domicile. Commerces et services de proximité, nouvelles solidarités, mobilités douces, tiers-lieux et espaces de coworking : l’hybridation des usages de vie et de travail dans une unité spatiale resserrée soulève de vrais enjeux pour les acteurs publics et privés des territoires. A commencer par une inévitable dévalorisation des espaces tertiaires de travail. De moins en moins occupés, les « bureaux » devront s’inventer d’autres fonctions. La spécialisation des quartiers – résidentiels, d’affaires, de loisirs – a peut-être fait son temps.
Le télétravail et la crise ont changé la vision de l’environnement urbain. Déjà, à la faveur du premier déconfinement, l’espace public s’est trouvé en partie privatisé. Les trottoirs, les rues, les parkings se sont transformés en terrasses et en zones de retrait de marchandises. Au-delà de l’agrégat des infrastructures, les actifs-citoyens-consommateurs pourront demain exiger de nouvelles expériences territoriales. Pour les politiques publiques locales, qui cherchent à se réinventer, il y a sans doute là des pistes de réflexion à explorer. A terme, les nouveaux usages de l’espace public pourraient même susciter des débats sur leur monétisation : si l’utilisation de l’espace public a une valeur, peut-elle aussi avoir un prix ? Le télétravail aura sans doute aussi servi à cela : nourrir le débat public.