Les nouveaux contours du travail
La déferlante du télétravail interroge les modèles futurs de fonctionnement des entreprises et, au-delà, de la société tout entière. Et il faudra bien, pour commencer, questionner le sens du travail, a fortiori dans ses nouveaux contours.
Durant la dernière décennie, on a beaucoup imaginé que la prochaine grande mutation du travail serait portée par l’explosion des nouvelles formes d’emploi : auto-entrepreneur, manager de transition, indépendant en portage salarial, salarié-entrepreneur, « open contributeur », « home-shorer », travailleur à temps partagé, « slasheur »… Le tournant du XXIème siècle a vu de fait éclore une génération de travailleurs incarnant tous, au-delà de la singularité de leurs situations et de leurs motivations, une même réalité : l’hybridation des activités, des statuts et des contrats. La révolution du travail se dessinait donc là, dans la remise question des deux composantes qui structurent depuis plus d’un demi-siècle la figure de l’emploi, en tout cas en France : le salariat et le CDI.
Il aura fallu une pandémie mondiale pour qu’un schéma en remplace un autre – sans d’ailleurs l’exclure. Et si la révolution du travail était en train de s’opérer sous nos yeux, par le développement aussi rapide que massif du télétravail ?
Une notion née dans les années soixante-dix
Le terme de télétravail (telecommuting aux États-Unis) est apparu pour la première fois en 1974 dans les travaux de l’Américain Jack Nilles, dans un contexte d’embargo pétrolier et de diminution des déplacements, coïncidant avec les débuts de la révolution informatique. Élément intéressant : Jack Nilles travaille alors en Californie du Sud, comme chercheur associé du Centre de recherche sur le futur.
Les politiques publiques et le dialogue social seront essentiels.
Depuis mars 2020, le télétravail est non seulement entré de manière massive dans nos vies, mais il a gagné les esprits, littéralement investi le débat public et même orienté le sens de la loi. Est-il en passe de devenir la nouvelle norme d’organisation du travail dans les entreprises ? Sans doute, si l’on considère qu’il restera en grande majorité partiel.
Il y a fort à parier que dans de très nombreux secteurs, le fait de travailler autrement va donner lieu à de nouvelles réflexions sur les modes de fonctionnement de l’entreprise, sur la gestion des collectifs de travail et sur la place et le rôle du management. Confrontés à l’accélération de la digitalisation et à l’éclatement des espaces de travail, les employeurs et la société tout entière devront s’interroger sur leurs modèles futurs de fonctionnement. Il faudra recréer des modes de relation informels, émotionnels, propices à la production, mais aussi à la cohésion sociale.
Absorber et prévenir les inégalités sociales
Le télétravail est porteur d’inégalités. En 2017, l’Insee note que 11,1% des cadres pratiquent le télétravail, contre 3,2% des professions intermédiaires, 1,4% des employés et 0,2% des ouvriers. Et cet apanage des classes supérieures n’est pas une exception culturelle française. Des chercheurs de l’Université de Chicago se sont interrogés durant la crise sur les emplois télétravaillables. Ils ont projeté les données émanant de 86 pays sur un graphique dont l’abscisse correspond au PIB par tête et l’ordonnée à la part des emplois pouvant être effectués à domicile. Résultat : une nette corrélation entre les niveaux de revenus et la part des emplois réalisable à distance.
Et ce, dans les deux sens. Une étude de l’Organisation internationale du travail publiée en janvier 2021 montre que les travailleurs à domicile sont significativement moins bien payés (-13% au Royaume-Uni, -22% aux États-Unis, -25% en Afrique du Sud et près de -50% en Argentine, en Inde et au Mexique). Co-auteur de cette étude réalisée avant la pandémie, l’économiste brésilien Sergei Soares en appelle à de nouvelles régulations : « Il serait trop rapide de conclure que le télétravail tire les rémunérations vers le bas. Mais le télétravailleur éloigné de son organisation a du mal à faire valoir ses droits », avance-t-il.
Vers un débat public sur le sens du travail
Les politiques publiques et la coopération entre les partenaires sociaux seront essentielles dans la construction et la mise en place d’organisations susceptibles de prévenir et d’absorber les inégalités et la définition de méthodes de travail innovantes. On le sait, le tout à distance n’est pas plus souhaitable que le tout présentiel. L’enjeu des décisions politiques et des accords d’entreprise consistera à garantir la liberté des travailleurs de maîtriser leur quotidien pour équilibrer les temps personnel et professionnel. Aujourd’hui, la législation avance dans le sens d’un droit au télétravail, peut-être devra-t-elle demain garantir un droit au travail en présentiel.
On peut aussi imaginer que la valeur ajoutée générée par la diminution des charges fixes de locations des locaux soit redistribuée aux salariés. Les entreprises qui, aujourd’hui, contribuent pour partie aux frais de transports de leurs collaborateurs, pourront financer une partie de la location journalière d’un poste dans un espace de coworking. Ou a minima s’engager formellement sur une qualité minimale de confort des salariés en termes d’équipement à domicile.
Le télétravail bouleverse les équations sociales au-delà de la sphère professionnelle des individus. S’il vient confirmer les tendances à l’œuvre en matière d’hybridation des usages, ses impacts seront sans doute plus importants qu’on ne l’imagine aujourd’hui. C’est pourquoi, à la faveur de ces nouvelles pratiques, il faudra bien poser les bases d’une réflexion collective sur le sens du travail et sur son rôle de structuration de la société.