Vulnérabilité de la société et sentiment d’insécurité
Le débat entre perception et réalité est au cœur de la question de l’insécurité. Au-delà des tentatives de récupération notamment politiques, ce dernier répond avant tout à une évolution des mœurs.
En 2019, le sentiment d’insécurité lié aux agressions et aux vols a augmenté en Île-de-France touchant désormais 53,4 % des Franciliens contre 50,6 % en 2017, selon une enquête de l’Institut Paris Région (IPR). Plus globalement, 68 % des Français se sentaient en insécurité d’après un sondage mené en juillet 2020 par l’institut Odoxa, un niveau record depuis quatre ans, en hausse de 10 points en six mois. Ce sentiment d’insécurité croissant peut étonner au regard de l’évolution des chiffres des crimes et délits sur le temps long. Des années 1960 au milieu des années 1980, le taux de criminalité, rapporté à la population, a littéralement explosé passant d’environ 13 pour mille à 67 pour mille. Mais depuis, ce taux a tendance
à stagner, bien qu’il reste à un niveau très élevé, de 60 à 70 pour mille. Une évolution constatée dans la plupart des pays occidentaux.
Des faits sont déclarés alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant.
Dans les faits, selon l’OSCJ (Observatoire scientifique du crime et de la justice du CESDIP*), les crimes et délits sont en effet plutôt stables, à l’image des homicides qui oscillent depuis une vingtaine d’années entre 850 et 900 par an ou du taux d’agressions physiques non létales (3 % d’agressés). Les données enregistrées affichent même une baisse comme pour les vols sur personne (exception faite de la région parisienne en forte hausse depuis 2011-2012) et les vols de et sur les voitures. Après une baisse constante pendant 25 ans, les cambriolages, en revanche, connaissent une augmentation depuis une dizaine d’années tout comme les agressions non physiques (menaces, racket, etc.).
Un surarmement technique et juridique inadapté
« La mise en série des chiffres sur la plus longue durée possible est indispensable pour connaître les véritables tendances et éviter les apparences de court terme. En l’occurrence, elle n’indique pas d’évolution notable pour la période observée 2017-2018 à l’exception d’une baisse des atteintes aux véhicules (qui était la délinquance phare de la seconde partie du XXe siècle) et de la préoccupation sécuritaire et d’une hausse des délits frauduleux (qui devient la délinquance phare du XXIe siècle) et de la préoccupation pour le terrorisme », analyse Philippe Robert, directeur de recherche émérite au CNRS, fondateur et ancien directeur du CESDIP.
Le sentiment d’insécurité recouvre en fait des dimensions multiples. Les données sur les crimes et délits ne donnent à voir qu’une partie du phénomène. De nombreux faits ne sont pas déclarés, notamment les incivilités et les actes jugés de moindre importance (insultes, brimades, etc.). « Face à ces infractions du quotidien, souvent répétitives, de nombreux citoyens demeurent mécontents car ils ne trouvent généralement pas ou peu de réponse de la part des services publics de sécurité et de justice (…). La police de proximité serait une solution [pour éviter] de délaisser le traitement des petits problèmes du quotidien », analyse le sociologue Laurent Mucchielli, dans un article paru en février 2020 sur le site The Conversation, mais « le surarmement technique et juridique auquel procèdent les élus nationaux et locaux apparaît décalé par rapport à ce quotidien. Il revient un peu à vouloir “écraser une mouche avec un marteau-pilon” selon l’expression populaire ».
Une plus grande sensibilité à la violence
Parallèlement, la sensibilité aux faits de violence apparaît aussi comme un facteur d’explication de ce sentiment d’insécurité tant débattu. Cette sensibilité semble corrélée à la plus grande vulnérabilité d’une partie croissante de la population du fait de l’augmentation de la part des personnes âgées, des femmes seules, des personnes en situation de précarité économique, des flux migratoires, des cyber-attaques, des tensions environnementales… Autant de facteurs qui expliqueraient en partie le fossé existant entre l’insécurité perçue (sentiment d’insécurité) et l’insécurité observée (chiffres constatés). Sans compter que cette dernière est étroitement liée à l’activité policière déployée dans le cadre des politiques intérieures depuis les années 1990. « C’est la dénonciation des problèmes qui croît sans cesse, et non leur fréquence », estime Laurent Mucchielli. Enfin, corollaire de cette plus grande sensibilité à la violence, des faits sont désormais déclarés alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant. Les violences faites aux femmes en témoignent. Le service de la statistique du ministère de l’Intérieur a ainsi enregistré une hausse de 16 % des signalements relatifs à des violences conjugales en 2019, ayant concerné 142 310 personnes dont 88 % de femmes. Par ailleurs, 1 746 infractions d’outrages sexistes ont été enregistrées en France par les forces de sécurité, depuis la promulgation de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
« La faible implantation de la police dans les quartiers où l’insécurité est la plus grande et la distance entre la police et les habitants participent au sentiment d’insécurité de la population », résume pour sa part le Centre d’observation de la société du bureau d’études Compas dans un article intitulé « L’insécurité ne progresse pas, mais la société y est plus sensible » (22 octobre 2020).
* CESDIP : Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales