La sécurité intérieure : un sujet qui cristallise les tensions
Souvent prisonnière du débat politique, la question de la sécurité peine à être abordée avec recul et lucidité. Le débat entre répression et prévention reste souvent encore par trop manichéen.
Deux adolescents de 13 et 14 ans tués, en moins de 24 heures, à coups de couteau lors d’affrontements de bandes rivales dans l’Essonne. Deux hommes victimes d’une fusillade à Marseille. Un troisième tué également par balle dans le quartier de la Bricarde quatre jours plus tard. Des policiers agressés à coups de tirs de mortier à Poissy. Une attaque informatique par rançongiciel qui paralyse l’hôpital de Villefranche-sur-Saône… Survenus depuis le début de l’année, ces violences et actes de délinquance ont tous été très médiatisés. Récurrente, l’exposition médiatique de certains faits divers contribue à alimenter et cristalliser le débat public sur l’état de la sécurité en France.
Au cœur du débat politique
Le thème de l’insécurité revient tout particulièrement au cœur du débat politique en période pré-électorale comme cette année où doivent avoir lieu les élections départementales et régionales. Cette joute partisane fait toujours l’objet d’une controverse sur les chiffres de la délinquance. Entre politiques et représentants des services de l’ordre d’une part et chercheurs et spécialistes des questions de sécurité d’autre part, l’interprétation des statistiques est souvent contradictoire. Parmi les autres sujets de polémique, celui sur la consommation de drogues a repris en intensité ces derniers mois. Un sondage publié le 21 janvier par plusieurs ONG et le Syndicat de la magistrature* témoigne que, pour une majorité de la population, la politique en vigueur depuis cinquante ans pour lutter contre la consommation de drogues est « inefficace ».
Des relations population-forces de l’ordre abîmées
Cependant, ces dernières années, à la suite notamment des manifestations des Gilets jaunes, ce sont bien la question du maintien de l’ordre et celle des violences tant de manifestants que de certains policiers qui sont au centre du débat. Selon Fabien Jobard, co-auteur de « Politiques du désordre. La police des manifestations en France » (Seuil, novembre 2020), « face à la théorie du fruit pourri des autorités et des syndicats pour expliquer les violences de policiers, la réalité est plutôt celle de défaillances structurelles (…) la brutalisation du maintien de l’ordre est le résultat d’une absence de hiérarchie des policiers (…) conséquence d’un accord [de revalorisation salariale] passé au début des années 2000 par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy avec l’ensemble de la profession qui [s’est soldé] par un nombre de commissaires divisé par deux et d’officiers quasiment par deux ». Sur fond de grogne sociale, les relations entre la population et les forces de l’ordre se sont de fait tendues. Dans les rangs de la police, le moral est en berne. Selon le « Baromètre social 2019 » de la police nationale (document interne), seuls un peu plus de la moitié (58 %) des agents se disent satisfaits de leur métier. Ils s’estiment mal payés, privés de visibilité sur leur avancement, peu soutenus par leur hiérarchie et ont un sentiment de « tous contre la police ». « On minimise la difficulté de la tâche policière et on ne défend pas suffisamment l’institution. Aujourd’hui, la police est présumée coupable », regrette Philippe Bilger, magistrat honoraire, ancien avocat général à la cour d’assises de Paris.
Une autre voie possible
Censée répondre à ce malaise, la proposition de loi relative à la « sécurité globale », qui porte sur le renforcement des pouvoirs de la police municipale, l’accès aux images des caméras-piétons, la captation d’images par les drones et la diffusion de l’image des policiers, a un peu plus crispé la situation. Le texte mobilise contre lui associations, syndicats et journalistes qui multiplient les manifestations.
En finir avec des réformes qui s’enchaînent sans grande cohérence.
Dès novembre 2020, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiétait pour sa part des possibles atteintes aux droits fondamentaux. De son côté, dans son avis du 26 janvier 2021, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) estimait que « les évolutions envisagées ne permettent pas d’aboutir à un encadrement juridique cohérent, complet et suffisamment protecteur des droits des personnes en matière de vidéoprotection ». Selon Philippe Bilger, « l’arbitrage parfait entre liberté et sécurité n’existe pas. Mais n’oublions pas que nous sommes en démocratie. Il peut être nécessaire de donner plus de pouvoirs aux forces de l’ordre. Ce n’est pas un problème à condition bien sûr que tout dysfonctionnement soit sanctionné ». Des pistes d’amélioration existent pourtant. Dans son rapport « De police à polis : refonder le lien entre forces de l’ordre et population en France » publié le 22 janvier 2021, la fondation Jean-Jaurès regrette « un débat public empêché, prisonnier de logiques binaires entre les anti-police et une institution qui fait le plus souvent corps à chaque mise en cause ». Ses recommandations : renouer avec l’îlotage, en finir avec « des réformes [qui] s’enchaînent sans grande cohérence », ouvrir la formation des gardiens de la paix aux grands enjeux de société actuels, allonger la durée de formation des policiers et améliorer le contrôle de l’action policière. Le « Beauvau de la sécurité », qui doit se clôturer en mai 2021, répondra-t-il à ces enjeux ?
* 50 ans de répression des drogues : les Français-es jugent les politiques des drogues inefficaces et demandent l’ouverture d’un débat (sondage CSA Research mené du 8 au 10 décembre 2020) www.federationaddiction.fr/app/uploads/2021/01/CP_CNPD_Sondage-Final2.pdf