« Un fantasme de maîtrise qui occulte la complexité de la condition humaine »
En quoi une technologie touchant au visage est-elle particulière ?
Le visage est le lieu le plus valorisé de notre corps, celui à travers lequel nous sommes reconnus, identifiés et donc reliés à la communauté humaine. Nos sociétés occidentales accordent une immense valeur au visage depuis le XVème siècle et l’émergence du portrait, liée à une sensibilité nouvelle à la singularité de l’individu. Aujourd’hui encore, l’hyper-individualisme s’incarne notamment par la profusion des visages que nous dispersons via les réseaux sociaux ou nos papiers d’identité.
La valorisation du visage comme signe majeur de l’individualité.
En effet, nos passeports ne contiennent pas l’empreinte de notre main, mais bien notre visage. Car celui-ci est le lieu du corps qui permet le plus de variations entre les individus : avec le vocabulaire minime de deux yeux, deux lèvres, un nez… on peut « fabriquer » des milliards de visages distincts. Longtemps propre à nos sociétés occidentales, cette valorisation du visage comme signe majeur de l’individualité est universelle depuis le XXème siècle et la mondialisation. Aujourd’hui, il est impossible de voyager sans passeport et le phénomène du selfie est planétaire.
En quoi cette technologie est-elle radicalement nouvelle ?
L’identification d’une personne par son visage n’est pas un fait nouveau. Depuis longtemps, on prend en photo les détenus afin d’en garder une trace définitive. La technologie contemporaine effectue cependant un tour d’écrou supplémentaire en concernant potentiellement n’importe qui : en Chine, chacun de nous pourrait être l’objet d’une procédure de reconnaissance faciale faite à la volée dans la rue. On entre alors dans le contrôle social. En outre, ces technologies ne sont pas fiables à 100 %, car notre visage est toujours changeant, au cours d’une journée comme au cours de notre vie. De plus, il exprime une extrême singularité qu’aucun algorithme ne pourra prendre en compte en raison du nombre trop important de variables. Dès lors, il est très simple pour un individu ne voulant pas être identifié de court-circuiter cette technologie : un faux nez ou une barbe suffisent à brouiller les pistes. Jamais absolument fiable, la reconnaissance faciale est donc redoutable en matière de suspicion et de bavures potentielles.
Parmi les prochaines étapes figure la reconnaissance des émotions. Qu’en pensez-vous ?
Derrière la recherche sur ce sujet, on trouve le postulat d’une « biologie des émotions » qui n’a aucun sens pour l’anthropologie. Car un sourire n’a pas de signification univoque : il peut autant signifier du contentement que du mépris ou de la gêne. Penser le contraire me semble stupide. De même, on peut travestir une émotion. Diderot en parlait déjà en évoquant le séducteur souhaitant arriver à ses fins ou le faux dévot. Les émotions visibles sur notre visage ne sont pas l’incarnation d’une vérité, mais un signe énigmatique à déchiffrer. Il y a donc là une imposture, un oubli inouï des sciences humaines et sociales, un fantasme de maîtrise qui occulte la complexité de la condition humaine.