Les collectivités, laboratoires de la reconnaissance faciale
Le flou juridique entourant cette technologie laisse aux collectivités la possibilité de l’expérimenter. Dans une opacité qui pose question.
En France, les collectivités sont à l’avant-garde des expérimentations, telle la municipalité de Nice qui a testé un logiciel de reconnaissance faciale en février 2019 (voir p. 28). En effet, les collectivités peuvent se saisir de cette technologie hautement sensible, à la condition de recueillir le consentement des personnes concernées, ou de justifier d’un besoin ne pouvant être satisfait par un autre moyen. C’est à partir de ce cadre que la CNIL a donné un avis favorable au projet niçois, ou que sont équipés sites Seveso, bâtiments militaires, prisons ou centrales nucléaires. Si la CNIL ne donne désormais qu’un avis consultatif, car le nouveau système vise la responsabilisation des commanditaires, ses avis continuent de peser. En février dernier, son tacle contre les portiques de reconnaissance faciale de lycées niçois et marseillais a conduit le tribunal administratif de Marseille à les interdire (voir p. 28).
Un marché controversé
Si la reconnaissance faciale à strictement parler est encore peu utilisée dans l’espace public, certains dispositifs s’en approchent de près. C’est ainsi qu’à Marseille, les 1 800 caméras de surveillance ont été équipées fin 2019 d’un logiciel dit « intelligent », capable de détecter des comportements suspects, comme des taggeurs ou la destruction du mobilier urbain.
Le coût des dispositifs doit être précisément documenté. La CNIL
Autre exemple récent : l’installation au marché de Cannes et à la gare RER de Châtelet d’un logiciel capable de surveiller le port du masque. « Le marché est présenté comme très important et les industriels sont prêts à l’investir », note Myrtille Picaud, chercheur à la chaire Villes et numérique de Sciences Po. Parmi eux, des géants tel Thalès, mais aussi des petites start-up comme Two-I. Les stratégies sont parfois controversées, comme à Valenciennes où le géant chinois Huawei a « offert » à la ville 240 caméras équipées d’un logiciel de reconnaissance faciale (qui ne sera pas utilisé, assure le maire).
Des dispositifs coûteux installés dans l’opacité
Ces dispositifs sont-ils installés en toute transparence ? « Il est difficile d’avoir des informations », remarque Myrtille Picaud. Contrairement aux caméras, l’installation de logiciels de reconnaissance faciale est invisible à l’œil nu, et a souvent lieu dans l’opacité. Lorsque les associations (LDH ou Quadrature du net) en repèrent, elles peuvent exiger l’accès aux documents détaillant le dispositif, « mais ces recours demandent beaucoup de temps et ne sont donc pas automatiques. Il s’agit pourtant d’argent public, parfois de sommes importantes », pointe l’universitaire. Achat du logiciel, installation de serveurs, de capacités de stockage, maintenance : « Le coût des dispositifs doit être précisément documenté. Il pèse le plus souvent sur les collectivités territoriales ou sur les pouvoirs publics, dans un contexte de rationalisation de la dépense publique, sans que le retour sur investissement soit toujours mesuré avec précision et méthode », dénonce la CNIL.
Des expérimentations pour mieux encadrer
Pourtant, ces expérimentations « sont absolument nécessaires pour mieux connaître la technologie et l’encadrer », défend Alexandre Touzet, président du groupe de travail « prévention de la délinquance » de l’Assemblée des départements de France. « Avec une interdiction totale, nous risquons de nous laisser déborder, prévient-il. En outre, la reconnaissance faciale utilisée par Facebook et Google est mille fois plus dangereuse pour les libertés que celle des collectivités qui expérimentent dans un cadre. » Reste que ce cadre flou exige un débat, pour une réelle régulation.