Chine : Des écoliers aux dissidents politiques : comment la reconnaissance faciale traque tout un pays
Championne de la reconnaissance faciale, la Chine la banalise chez elle – depuis les magasins où le visage remplace la carte bleue, jusque dans ses rues où elle contrôle le respect du confinement – et l’exporte massivement hors de ses frontières.
Depuis peu, chaque citoyen chinois voulant acheter un téléphone portable a l’obligation de soumettre son visage à un scanner : de quoi parfaire le catalogue de visages déjà détenu par le gouvernement. Il faut dire que l’usage de la reconnaissance faciale dans le pays est largement généralisé et décomplexé. Paiement, accès à des distributeurs automatiques ou à des résidences sécurisées, enregistrement dans les hôtels : le visage est devenu un moyen de transaction comme un autre. Sur certaines lignes de métro, il a même remplacé le ticket.
Un outil de contrôle social
Vantée pour sa praticité, la reconnaissance faciale prend également des tours plus nettement sécuritaires. Dès 2015, le gouvernement avait annoncé que d’ici 2020, le système national de vidéosurveillance devrait être « omniprésent, entièrement connecté, fonctionnant en permanence, et complétement contrôlable ». Objectif atteint. 400 millions de caméras de vidéosurveillance sont installées dans le pays contre 170 millions fin 2017. Dans les grandes villes, elles sont couplées avec des systèmes de reconnaissance faciale directement reliés aux fichiers des services d’identité et sociaux. A certains carrefours de la ville de Shenzhen, dans le sud-est, le visage et l’identité des piétons qui traversent hors des feux s’affichent sur un écran géant et ne s’effaceront que lorsque leur amende aura été payée au commissariat. L’usage sécuritaire de la reconnaissance faciale est autrement plus extrême dans le Xinjiang, dans l’ouest du pays, où habite la minorité musulmane des Ouïghours. Dans cette région que la Brookings Institution appelle « la plus grande prison digitale à ciel ouvert du monde », les caméras sont omniprésentes, et les données biométriques des habitants, notamment leur visage photographié sous toutes les coutures et dans de multiples expressions, sont collectées par les autorités. Depuis 2016, selon Human Rights Watch, plus d’un million de Ouïghours auraient été enfermés dans des camps de « rééducation » destinés à « briser leur identité ».
De timides oppositions citoyennes
« Les institutions démocratiques libérales sont basées sur l’idée que le pouvoir de l’Etat réside dans les mains de la population. Il existe certaines choses que l’Etat n’est pas supposé savoir ou faire, explique Rogier Creemers, chercheur sur la gouvernance chinoise à l’université de Leiden, dans une enquête du Financial Times.
Les entreprises chinoises du secteur approvisionnent 63 pays.
La Chine a un point de vue différent : un Etat puissant est nécessaire pour faire avancer le pays, et la surveillance est presque une extension logique de ce que l’Etat est supposé faire : assurer la sécurité. » Néanmoins, une enquête du Beijing’s Nandu Personal Information Protection Research Center a montré que si les Chinois approuvaient globalement l’usage de la reconnaissance faciale à des fins sécuritaires, ils sont inquiets des potentielles violations de leur vie privée. Ainsi, l’installation d’un dispositif de reconnaissance faciale à l’université de pharmacie de Nanjing en septembre 2018 a provoqué une vague de critiques sur Internet. Ce système est censé contrôler la présence des élèves, mais aussi repérer les étudiants assoupis, occupés à jouer sur leur portable ou à discuter pendant un cours… Un autre projet, finalement annulé, a suscité une vive opposition : il s’agissait de filmer les expressions faciales des écoliers pour évaluer leur motivation, et déterminer les potentiels moins performants ! Mais ces timides oppositions font face au rouleau compresseur de l’Etat chinois, dont la stratégie de contrôle social a connu un coup d’accélération ces derniers mois avec la crise du Covid-19. En effet, grâce à la reconnaissance faciale, le gouvernement a pu traquer les personnes ayant séjourné à Wuhan avant la mise en quarantaine de la ville, et qui ne se confinaient pas : la police s’est rendue à leur domicile pour leur redire l’obligation de rester chez eux.
En Afrique, les Chinois aux commandes
Fortes de ce marché intérieur qui s’étend quasiment sans limite, les entreprises chinoises sont leaders sur le marché international de la reconnaissance faciale. Selon ISH Markit, elles ont concentré près de la moitié des échanges en 2018, et une étude du think tank américain Carnegie montre qu’elles approvisionnent 63 pays en technologies de surveillance… Huawei, Hikvision, Dahua et ZTE sont les championnes nationales et fournissent des pays comme la Birmanie ou la Kazakhstan, avec moins de scrupules que leurs compétiteurs occidentaux. Mais la Chine ne veut pas s’arrêter là et fait pression pour dessiner les standards de l’ONU – en cours de définition – en termes de reconnaissance faciale, comme l’a révélé le Financial Times l’année dernière. L’enjeu est stratégique car ces standards sont généralement adoptés ensuite par les pays en voie de développement en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. « Les Etats africains ont tendance à suivre les standards avancés par la Chine et les Nations unies, car ils n’ont pas les ressources pour les développer eux-mêmes », explique au Financial Times Richard Wingfield, responsable de Global Partners Digital, qui travaille pour les droits de l’homme sur Internet. Déjà, le marché africain est pris d’assaut par la Chine : 15 000 caméras de vidéo-surveillance en 2019 à Johannesburg, dotées de dispositifs de reconnaissance faciale et fournies notamment par la société chinoise Hikvision ; des milliers de caméras Huawei, également dotées de reconnaissance faciale, en Ouganda… Le marché africain intéresse d’autant plus la Chine que ses entreprises cherchent à améliorer leurs logiciels, peu fiables sur les visages noirs en raison du manque de données. Un accord a ainsi été conclu entre l’entreprise chinoise CloudWalk et le gouvernement du Zimbabwe prévoyant la fourniture par ce dernier de millions de visages africains pour améliorer les technologies chinoises.