« Dans les familles populaires, Internet est aussi un moyen de rattraper certains retards »
Vous avez observé durant quatre ans les pratiques numériques des familles modestes (*). Les classes populaires ont-elles intégré Internet ?
Les familles populaires auxquelles j’ai consacré mes travaux ne relèvent pas de la fraction la plus précaire. Elles sont constituées d’ouvriers et d’employés, pour beaucoup travaillant dans les services à la personne, et qui vivent dans des territoires ruraux, isolés des grandes villes. J’ai tout d’abord été frappée par la rapidité avec laquelle ces classes populaires, alors qu’elles se sont connectées beaucoup plus tard que les classes moyennes ou supérieures, ont intégré Internet, qui fait partie intégrante de leur vie.
Peut-on dire que ces familles ont un usage “différent” des outils numériques ?
Il est sous-tendu par un rapport difficile à l’écrit. Ces familles privilégient les écrans tactiles des smartphones et tablettes. L’ordinateur, dont le clavier constitue en soi une entrave, leur est très étranger.
Un usage sous-tendu par un rapport difficile à l’écrit.
De même que l’e-mail. L’adresse e-mail est souvent commune aux deux conjoints, mari et femme, voire à toute la famille. Bien souvent, elle n’a été créée que pour satisfaire les modalités de transaction des sites marchands ou les démarches auprès de l’e-administration, notamment de Pôle emploi ou de la Caisse d’assurance maladie. Certaines boîtes stockent plusieurs centaines de courriels publicitaires jamais ouverts, et on peut supposer que des messages envoyés par les administrations se sont noyés dans la masse.
A quelles fins se connecte-t-on, dans ces familles ?
L’appropriation des outils et des fonctions numériques relève principalement d’une logique récréative et d’échange avec son réseau – souvent restreint au cercle familial et à quelques intimes. On recherche et on échange de l’image et du son, très peu de texte ou alors des “citations”, c’est-à-dire des aphorismes de forme proverbiale, pré-écrits, porteurs d’une morale populaire, très massivement relayés sur Facebook.
Et côté apprentissages ?
Au gré de mon enquête, j’ai rencontré pas mal de gens pour qui Internet s’est révélé un moyen de rattraper un certain nombre de retards qui les laissaient démunis dans la vie quotidienne. Pour des personnes qui ont eu une scolarité laborieuse, distante, voire raccourcie, Internet apparaît comme un vecteur d’apprentissage plus en phase avec leurs attentes : la désintermédiation et l’anonymat abolissent tout rapport statutaire et hiérarchique ainsi que toute hypothèse de sanction. Cela passe par des recherches d’informations renvoyant au travail scolaire des enfants, à la santé, ou encore aux métiers exercés. Beaucoup par exemple utilisent Internet pour comprendre les énoncés des professeurs de leurs enfants afin d’aider ces derniers dans leurs devoirs. De même, surfer sur les moteurs de recherche est devenu un réflexe quand il s’agit de comprendre les ordonnances du médecin. Les réponses que ces personnes peu ou pas qualifiées obtiennent à travers la lecture de dizaines de pages sur internet contribuent dans une certaine mesure à rééquilibrer leur relation avec le monde des experts.
(*) L’internet des familles modestes-Enquête dans la France rurale, Paris : Presses des Mines, 2018