Derrière la “startup nation”, de réelles inégalités sociales et territoriales
N’en déplaise aux tenants d’un Internet forcément émancipateur, la société numérique génère de l’exclusion pour un grand nombre de citoyens. Face à ce constat, le gouvernement a fait de l’inclusion numérique une grande cause nationale.
Internet est en train de bouleverser l’ensemble des pans de nos sociétés. Organisation des entreprises et du travail, modèles marchands, échanges culturels, éducation, médecine… Rien n’échappe à la déferlante numérique, jusque dans nos usages les plus quotidiens. Les taux de connexion et d’équipement augmentent, les fonctionnalités opérationnelles des outils se multiplient et le niveau général de compétence progresse. La numérisation des démarches administratives s’est fortement développée. En 2017, plus de 20 millions de foyers fiscaux ont déclaré leurs revenus en ligne, soit 2,4 millions de foyers fiscaux supplémentaires par rapport à 2016. Ameli.fr, le site de l’assurance maladie, est utilisé par 66% des assurés sociaux, soit plus de 25,3 millions de comptes ouverts. La Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), comptabilise pour sa part 40 millions de connexions mensuelles sur son site internet. Le mouvement est irréversible.
Dépasser la césure entre les “have” et les “have not”.
Lors de sa présentation de la réforme de l’État, lundi 29 octobre 2018, le Premier ministre Édouard Philippe a réaffirmé son ambition de rendre 100% des services publics accessibles en ligne à l’horizon 2022. Portée par la puissance publique, la numérisation en serait même devenue l’expression d’une belle promesse, où démocratisation des connaissances, émulation de la capacité d’innovation, transparence des processus citoyens et liberté d’entreprendre marcheraient dans les pas d’une mondialisation heureuse. Une vision émancipatrice de l’Internet qui a largement inspiré la fameuse figure de la “startup nation“.
13 millions de Français demeurent éloignés du numérique
Comme toute révolution, la transition numérique est pourtant inégalitaire. Et la génération digitale, tirée par des “premiers de cordée” qui inventent de nouveaux services, transforment les grandes entreprises ou financent les jeunes pousses, masque une cohorte impressionnante de laissés-pour-compte. Internet génère ou accentue les fractures, qu’elles soient liées aux territoires, aux niveaux de qualification et de revenus, à l’âge ou encore à la situation personnelle. Les études convergent vers un diagnostic aujourd’hui acté : 13 millions de Français demeurent éloignés du numérique. Une population au sein de laquelle on peut distinguer deux catégories principales : les « non-internautes », qui ne se connectent jamais à internet, et les internautes qualifiés de « distants », dont les compétences numériques sont faibles au point de ne pouvoir réaliser certaines opérations simples (démarches administratives en ligne, achats en ligne, ou encore développement de leur réseau social personnel). Car la “fracture numérique” ne peut se réduire à la seule dimension technique de la connexion et de l’équipement. Elle ne qualifie pas seulement une césure entre les “have” et les “have not”. Certes, nombre de citoyens n’ont pas accès ou ont un accès de qualité médiocre aux infrastructures : c’est notamment le cas d’un tiers des habitants des communes de moins de 1 000 habitants. Mais on sait aujourd’hui que, plus que la question de l’accès, c’est principalement la question des usages qui détermine le fossé entre les gagnants et les déclassés. En mettant 13 millions d’élèves en situation de scolarité à distance, l’épidémie de Covid19 a mis un coup de projecteur sur la profondeur de la fracture et de ses enjeux. Au-delà des seuls aspects techniques de connexion, la “continuité pédagogique” via les environnements numériques de travail (ENT), prônée par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, s’est en effet heurtée à d’importants fossés entre familles urbaines et aisées et milieux périurbains plus défavorisés.
Plan national pour un numérique inclusif
En 2018, le gouvernement a érigé le sujet au rang de grande cause publique et lancé, le 13 septembre de la même année, un Plan national pour un numérique inclusif, doté d’une enveloppe de 10 millions d’euros. Objectif : développer les compétences nécessaires à la maîtrise et à l’autonomisation vis-à-vis des interfaces numériques et former 1,5 million de personnes à l’apprentissage et aux usages de l’Internet. Pour décrire ce qui peut être à la fois remède et poison, Platon parlait de “pharmakon”. Le numérique est un pharmakon. Il affaiblit autant qu’il renforce. Plus il profite aux uns, plus il exclut les autres. L’inclusion numérique est devenue un chantier nécessaire autant qu’urgent. Un chantier extrêmement complexe. Et éminemment politique.