« Le numérique restructure notre rapport au réel »
Peut-on faire un parallèle entre la nouvelle cohabitation homme/écran et d’autres révolutions techniques ?
Il y a déjà eu des révolutions techniques de la même ampleur que celle que nous connaissons actuellement avec le numérique. A la Renaissance par exemple a émergé le machinisme, tandis que la première révolution industrielle a apporté la machine à vapeur ou encore le travail du métal. Avec les technologies numériques, nous sommes dans la troisième révolution industrielle.
L’enjeu est de nous éduquer nous-mêmes à ces nouveaux outils.
A chacun de ces grands moments de l’histoire des techniques, les outils et l’usage que nous en faisons se transforment, mais notre rapport au monde change également, tant les techniques qui nous entourent structurent notre perception du réel. Prenons l’exemple de l’apparition du téléphone fin XIXe. Cette innovation a permis de percevoir autrui à distance, d’entendre sa voix sans voir son visage : cela n’avait jamais été possible avant dans l’histoire de l’humanité ! L’expérience que nous faisons d’autrui a été modifiée par cette innovation technique.
Qu’en est-il des écrans ? Comment changent-ils notre perception du réel ?
J’ai identifié 11 catégories d’expériences perceptives spécifiques proposées par le numérique. Premier exemple, la versatilité. Les objets numériques nous amènent en effet à vivre quelque chose de singulier : la matière numérique est instable et changeante. C’est le cas, entre autres, quand nos outils numériques « buggent ». Nous avons appris à percevoir cette instabilité, à nous y adapter, par exemple en intégrant le risque de perdre nos données en cas de « bug ». Cela est complètement nouveau. Comment imaginer qu’un autre matériau comme le béton ou le bois disparaisse subitement, soumis à un bug ? Autre spécificité de la matière numérique : sa réversibilité. Il nous est possible d’annuler ou de revenir en arrière lors d’un jeu ou d’un travail réalisé sur un écran. Cela est également complètement nouveau. Enfin, la virtualité est une autre composante révolutionnaire du numérique. J’entends la virtualité non pas au sens de contraire à la réalité, mais au sens d’une médiation informatique, par exemple lorsque je fais une rencontre amoureuse en ligne. Ces liens « virtuels » paraissaient extrêmement étranges il y a 20 ans, aujourd’hui ils se banalisent. Notre rapport au réel se restructure.
Loin de s’y habituer, certains s’inquiètent de ce nouveau rapport au réel créé par les écrans…
D’un côté, cette peur est injustifiée car, comme le téléphone du XIXe, ce qui nous effraye aujourd’hui deviendra une habitude dans quelques années. Mais d’un autre côté, il y a un pouvoir de captation de l’attention par les technologies numériques, qui peut être utilisé à bon ou à mauvais escient, avec un dosage parfois excessif. Mais, plutôt que d’interdire les écrans, l’enjeu ici est de réaliser un travail sur soi, consistant à nous éduquer nous-mêmes à ces nouveaux outils. Cela demande un effort inhabituel, qui nous confronte à l’usage de notre liberté. C’est ici que la « médiation numérique », trop souvent limitée à un accompagnement technique sur l’usage de tel ou tel logiciel, devrait intégrer un accompagnement psycho-social plus large sur ce que signifie vivre avec ces objets aujourd’hui. Ces derniers ouvrent des possibles mais comportent aussi des risques. Leur bon usage exige un exercice de pensée de l’être humain, et un accompagnement par les politiques publiques dans ce travail.
* Auteur de L’être et l’écran : comment le numérique change la perception (PUF, 2013 ; publié en anglais par The MIT Press en novembre 2019)