Derrière l’hyperconnexion, une nouvelle « économie de l’attention »
Loin d’être un effet pervers des nouveaux outils numériques, la consultation compulsive, voire addictive, de nos écrans est un phénomène recherché par les grandes plateformes. Car leur modèle économique repose sur le temps d’attention qu’elles réussissent à capter.
Faire défiler son fil Facebook sans but précis, consulter frénétiquement l’arrivée de notifications sur son téléphone, allumer son écran au milieu de la nuit en revenant de la salle de bain… cette incapacité à résister aux sirènes de nos téléphones portables découle en fait d’une véritable stratégie des géants du numérique. Embauche de neuroscientifiques et de psychologues pour dessiner les sites web, maniement de l’art du « design numérique », algorithmes sophistiqués… de nombreux outils sont mobilisés pour nous maintenir le plus longtemps possible sur nos écrans. Car le temps que nous y passons est la base du modèle économique des plateformes numériques : une nouvelle « économie de l’attention » s’est ainsi créée, explique Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France et ancien vice-président du groupe Le Monde, dans son essai La civilisation du poisson rouge – Petit traité sur le marché de l’attention (mai 2019, Grasset).
S’inspirer des sciences comportementales pour créer l’addiction
Comment retenir l’attention ? Les plateformes s’inspirent des sciences comportementales, explique Bruno Patino. Ainsi le « système de récompense aléatoire » théorisé par le professeur Skinner à Harvard dans les années 1930 montre, à partir d’un test sur des souris, que, lorsque la récompense est incertaine (la nourriture arrive / ou non si la souris appuie sur le bouton), « l’incertitude produit une compulsion qui se transforme en addiction » et « comme la récompense est irrégulière, il est impossible pour le sujet d’élaborer un comportement visant à maîtriser la machine ».
Les plateformes s’inspirent des sciences comportementales.
En bref, si la souris obtient de la nourriture à chaque pression sur le bouton, elle appuiera uniquement lorsqu’elle a faim. Au contraire, si la récompense est incertaine, elle appuiera frénétiquement. Ces travaux sont devenus « la matrice du comportement que les grandes plateformes numériques tentent de produire chez leurs utilisateurs », décrit Bruno Patino. Prenons l’exemple de Tinder : l’algorithme pourrait se rapprocher progressivement des goûts précis de l’utilisateur à mesure qu’il collecte ses données, mais dans ce cas, les résultats proposés seraient trop prévisibles, et l’usage de l’application moins compulsif. L’algorithme de Tinder alterne donc choix proches et éloignés des goûts de l’utilisateur.
Autre ressort des plateformes : « l’incomplétude » théorisée par la psychologue russe Bluma Zeigarnik. Créer de l’incomplétude c’est « proposer un ensemble d’actions comme étant liées et devant être enchaînées sans pause, et donc pousser le sujet à ne ressentir de la satisfaction qu’à la fin de la série d’actions en lui faisant oublier son libre arbitre lors des différentes étapes ». Les séries de Netflix suivent ce modèle en proposant un épisode par semaine afin de créer un rituel, avec un scénario au subtil dosage entre satisfaction du spectateur et frustration afin qu’il revienne.
Pour un design éthique
L’addiction aux écrans serait un objectif des plateformes numériques. Plusieurs « repentis » de la Silicon Valley, tel Sean Parker, ancien cadre dirigeant de Facebook, en témoignent publiquement : « Dieu seul sait ce que nous sommes en train de faire avec le cerveau de nos enfants », révélant que le réseau social profite des faiblesses des cerveaux les plus jeunes pour installer l’addiction. Ou encore James Williams, 35 ans, qui a passé dix ans à définir la stratégie publicitaire de Google, avant d’en partir : « Quand on évoque l’éthique de la technologie, la plupart des gens pensent aux enjeux de vie privée ou à la protection de nos données. Ces enjeux sont importants, mais aujourd’hui les technologies contrôlent notre attention chaque jour, prévient-il dans une interview à Uzbek et Rica. Le temps qu’on leur consacre est incroyable, et ça ne fait qu’augmenter. » Créateur du label Time Well Spent, il promeut une « ethics by design », c’est-à-dire une conception numérique respectant la liberté de choix et ne visant pas l’addiction.
Sur ce sujet, « il semble y avoir en France un appétit pour la discussion, plus que dans d’autres pays. Il y a un esprit critique envers le système et les modèles dominants, analyse James Williams […]. Où en est-on ? Qu’attend-on de la technologie ? Pour moi, la France est bien positionnée pour prendre la tête de cette discussion ». La première conférence sur le sujet dans l’Hexagone a eu lieu en 2017 à l’ENS de Lyon, organisée par le jeune collectif « Designers Ethiques » qui réunit professionnels du design, consultants, ingénieurs et chercheurs.
Un nouveau droit à la maîtrise d’attention ?
Côté législatif, même si elle est sujette à controverse, l’idée d’un nouveau « droit à la maîtrise d’attention » permettrait de réguler cette économie de l’attention, par exemple en mettant en place des normes pour encadrer le design numérique. Pourquoi ne pas intégrer un « mode détox » aux réseaux sociaux, comme l’imagine Bruno Patino : au lieu de nous inonder de messages « Vous êtes en train de rater beaucoup de choses chez vos amis » lorsque nous consultons moins Facebook, le réseau social pourrait proposer une pause après une période de forte fréquentation. Bref, conclut Bruno Patino, il est urgent de « lutter contre la domination de l’économie de l’attention pour retrouver les potentialités émancipatrices du numérique ».