À la reconquête de l’espace public
L’espace public est au fondement de nos sociétés modernes. Il est cette réalité multiple, matérielle et immatérielle, qui nous permet de nous rencontrer, d’échanger idées et points de vue, tout simplement de faire communauté. Il est à ce titre au cœur de la crise sociale et démocratique que traverse notre pays, comme l’a montré l’épisode des Gilets jaunes.
À l’origine, c’est bien une question spatiale qui a conduit à la montée de cette contestation, la peur d’une frange de la population d’être un peu plus reléguée, géographiquement et politiquement. Et c’est encore dans l’espace que cette mobilisation s’est matérialisée, par une occupation des ronds-points, des parkings, autant de lieux de passage devenus lieux de discussion. Mais cette question n’est pas seulement celle de la France périphérique, elle touche aussi les villes. Il nous faut réinventer un espace public, au sens propre comme au sens figuré, plus accueillant, plus dynamique et plus démocratique.
Dans ce cadre, un des enjeux majeurs est celui de la mobilité, avec des besoins différents selon les territoires. Pour les zones les moins urbanisées, il s’agit de garantir la continuité du service de transports publics, notamment ferroviaire, et d’agir sur le coût pour ne pas laisser certaines populations enclavées et physiquement dans l’impossibilité d’accéder à l’espace public. La voiture restera un moyen de transport privilégié pour nombre de trajets. Il faut donc impérativement accompagner la transition vers des véhicules moins polluants et des solutions de partage.
En ville, la problématique n’est pas la même, puisque c’est l’engorgement qui menace l’espace public. Bien qu’indispensable pour de nombreux citoyens, le recours à la voiture doit sensiblement baisser, et pour cela, l’action doit être menée à plusieurs niveaux. L’offre de transport doit être améliorée, mais aussi rendue plus attractive. Une solution radicale, adoptée par de plus en plus de villes, est celle de la gratuité. Suite à l’instauration de cette mesure, le taux de fréquentation des réseaux de transports en commun a bondi et les parkings du centre-ville se sont vidés. Les mobilités douces comme le vélo doivent être encouragées. Enfin, les nouvelles micro-mobilités prometteuses comme les trottinettes électriques doivent être régulées afin de tirer pleinement parti de leurs potentialités et de limiter leurs effets négatifs : stationnement anarchique, incidents et privatisation du domaine public.
Le nouvel espace public sera sans conteste un espace numérique. Là aussi, le progrès technologique offre le meilleur comme le pire et nécessite des réglementations intelligentes. Pour les transports publics, la digitalisation permet déjà d’accéder à des moyens de paiement en ligne et d’être informé en temps réel de l’état du trafic. C’est autant de temps et de fluidité de gagnés. Le numérique peut aussi permettre de connecter des populations éloignées géographiquement ou diminuées physiquement. En même temps, ce nouvel espace virtuel nous fait parfois courir le risque d’oublier les réalités du monde physique. C’est surtout un espace encore mal régulé, où les expressions de haine sont exacerbées et les données personnelles à la merci du plus offrant. Sans idéaliser ni diaboliser, il faut là encore bâtir un cadre protecteur qui permette au numérique de nous simplifier la vie sans nous déshumaniser.
Un soin particulier doit aussi être apporté à la qualité de vie, alors que le progrès n’a pas toujours été synonyme de respect pour l’environnement. L’espace public doit se verdir, à la fois pour permettre de créer de nouveaux lieux de rencontre et de détente, mais aussi pour permettre le maintien de la biodiversité. Au-delà de la question écologique, il faut aussi apporter un soin particulier à la qualité visuelle des constructions et du mobilier urbain. Les Britanniques ont par exemple pris conscience de cet enjeu en créant une commission chargée de promouvoir la beauté dans l’habitat, présidée par le philosophe Roger Scruton.
Enfin, c’est l’agora démocratique qui doit être reconstituée. C’est là aussi un message fort des Gilets jaunes. Si la démocratie représentative est sans doute le régime le plus performant au niveau national, pour des raisons d’efficacité, mais aussi d’expertise, rien n’empêche de réinventer de nouvelles formes de participation au niveau local. Des villes ont adopté avec succès des modèles de gouvernance collective. Comme le disait déjà Tocqueville, ce sont ces libertés locales qui forgent l’esprit démocratique et permettent le vivre-ensemble.