Ce que les polémiques autour des dons pour Notre-Dame disent de la société française
Si nous avons tant besoin de sur-jouer l’unité de la nation et de faire l’éloge de nos racines chrétiennes, c’est parce que nous savons qu’elles se sont délitées. Nous ne célébrons pas l’unité, nous la regrettons.
L’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris est un de ces drames qui resserre naturellement les liens d’une communauté nationale. Joyau architectural et symbole de la France, la vague d’émotion suscitée par son infortune a montré une fois de plus la place particulière qu’occupe notre capitale dans le monde. Malheureusement, il a aussi jeté une lumière crue sur les divisions et le mal-être de la société française.
Ce drame a provoqué une émotion sincère, mais comment ne pas ressentir aussi de la gêne à la vue de certaines manifestations démesurées de sentiments ? Nous savons ce qu’il est d’autres catastrophes, l’histoire plus ou moins récente nous en a donné suffisamment d’exemples. L’incendie de Notre-Dame n’est pas notre “11 septembre” ! Même si l’ampleur d’un drame ne se mesure pas tant s’en faut, uniquement en vies humaines, une certaine décence devrait néanmoins s’imposer. Il est à craindre que si nous avons tant besoin de sur-jouer ainsi l’unité de la nation et de faire l’éloge de nos racines chrétiennes, c’est parce que nous savons bien qu’elles se sont délitées. Nous ne célébrons pas l’unité, nous la regrettons.
Cette belle unanimité n’aura d’ailleurs pas résisté bien longtemps. Les cendres de la cathédrale avaient à peine refroidi que la polémique s’installait déjà, insidieuse. Les centaines de millions d’euros offerts par les plus grandes fortunes du pays pour financer la reconstruction de l’édifice sont apparues suspectes, du fait de la déduction fiscale à laquelle ils ouvrent droit, puis choquantes, compte tenu du décalage entre ces montants et les difficultés que subissent les acteurs de la solidarité en France.
Les termes en ont été bien mal posés, mais le débat sur la niche fiscale Aillagon est légitime. Le fondement de cet avantage est l’encouragement au mécénat, une motivation qui ne semble pas manquer dans le cas présent. Les dons affluent, petits ou grands, de France ou d’ailleurs, et il y a tout lieu de penser que le gigantesque chantier qui s’annonce disposera de fonds suffisants. En ces temps de disette budgétaire, de ras-le-bol fiscal et de “Gilets jaunes”, il n’est clairement pas judicieux de faire financer par l’Etat et donc le contribuable la générosité de quelques-uns, si désintéressée soit-elle. Ensuite, et c’est une conséquence commune à toutes les niches fiscales de ce type, cette réduction d’impôts a concrètement pour effet de transférer le pouvoir budgétaire de l’Etat à quelques particuliers qui en décidant du montant de leur don décident en même temps de la somme que la collectivité va devoir allouer à telle ou telle activité. C’est un problème démocratique qui apparaît particulièrement aigu quand les sommes atteignent de tels niveaux.
Pour couper court au débat sur le volet fiscal, il faut effectivement faire en sorte que la déduction prévue par la loi ne s’applique pas au cas de Notre-Dame. Nos riches mécènes l’ont bien compris, eux qui se sont empressés d’expliquer qu’ils renonçaient d’eux-mêmes à tout avantage. Cette position était-elle arrêtée depuis le départ ou s’est-elle imposée après que la polémique eut commencé? Nous ne le sauront jamais. Il est quand même important d’avoir à l’esprit que 49% des entreprises mécènes renoncent, totalement ou partiellement, à leur déduction fiscale. Cela montre bien que celle-ci ne constitue pas, pour beaucoup, le cœur de leur engagement. Plus largement, la souscription nationale devrait elle aussi être organisée sans déduction fiscale, sauf peut-être pour les dons de faible montant issus des particuliers.
Au-delà de la question fiscale, c’est le ressort même du don qui est interrogé dans ce débat. On suspecte que le geste ne vienne pas d’une émotion sincère mais soit plutôt envisagé comme une opportunité de promotion de l’image des individus qui le font, de leur sociétés et de leurs marques. Cette controverse est intéressante car elle illustre bien la relation ambivalente vis-à-vis du don qui existe dans notre société. Au geste désintéressé, trop beau pour être vrai, on préfère l’impôt qui marque l’effort auquel les plus fortunés doivent consentir, contre leur gré, pour pouvoir s’inscrire pleinement dans la vie collective. Curieuse conception morale que celle-ci. Si le don comporte peut-être toujours une part intéressée, ne serait-ce que dans la satisfaction qu’il apporte à celui qui l’octroie, cela ne le disqualifie pas pour autant.
Plus compréhensible est l’émotion causée par le décalage entre les sommes à destination de Notre-Dame et celles récoltées ces dernières années par les acteurs de la solidarité en France. Evidemment, d’autres causes méritent notre attention et notre mobilisation collectives mais nul ne peut penser que le sort d’un bâtiment, si emblématique soit-il, puisse être plus important que celui de vies humaines. La baisse des dons aux associations qui s’occupent des plus faibles est très préoccupante. Si les sommes récoltées pour la cathédrale venaient à dépasser le nécessaire, il faudrait sans doute prévoir un mécanisme pour que le surplus puisse être utilisé à d’autres fins caritatives.
Il n’aura pas fallu longtemps pour que politique et polémiques reprennent leurs droits. On pouvait espérer que ce moment douloureux, plutôt que d’attiser les querelles inutiles et l’émotion-spectacle, constitue un moment de partage sincère. Il semble que la France soit devenue incapable de se retrouver, même quand près de neuf cents ans de son histoire commune partent en fumée en l’espace d’une nuit.