Stanislas Morel
Quel est votre avis sur la mobilisation des neurosciences par l’éducation nationale ?
La recherche en sciences cognitives (neurosciences et psychologie cognitive) menée dans les laboratoires a toute sa légitimité : il est bien sûr intéressant de se demander comment on apprend. Mais le problème est que les neurosciences sont aujourd’hui hégémoniques. Ainsi, dans le conseil scientifique de l’éducation, il n’y a que des spécialistes des sciences cognitives, ou des chercheurs qui testent de manière statistique les questions de performance ! C’est un retour à une approche techniciste de l’éducation, focalisée sur l’efficacité. En outre, le problème tient au fait que les sciences cognitives sont prescriptives, même si elles nient l’être. Elles recommandent des méthodes dites « universelles », contrairement par exemple aux sociologues de l’éducation qui ne donnent pas de « recettes ».
Beaucoup de neuroscientifiques appellent à un travail commun avec les sciences sociales et les enseignants…
Leurs prises de parole sont très contradictoires. Ils prennent beaucoup de précautions avec les enseignants, mais dans le fond, leur discours est d’une grande violence. Ainsi Franck Ramus, spécialiste reconnu en sciences cognitives et membre du Conseil scientifique de l’éducation, parle d’enseignants qui ne seraient « pas à même d’évaluer leurs pratiques ». De même, il y a une réelle hypocrisie dans le rapport des neuroscientifiques aux autres disciplines.
Les sciences cognitives dominent le monde académique.
D’un côté, ils assurent qu’ils ont besoin des sciences sociales, mais de l’autre, comme Franck Ramus l’exprime, ils relèguent avec beaucoup de mépris les sciences de l’éducation à un rang infra-scientifique sous le prétexte qu’elles ne sont pas expérimentales et que leurs résultats ne sont pas publiés en anglais… En réalité, les sciences cognitives dominent le monde académique : pour obtenir des financements en recherche, il faut presque automatiquement travailler avec elles. Les chercheurs en sciences cognitives tiennent un discours tantôt arrogant, tantôt lénifiant, alors que leurs expériences menées en laboratoire ne correspondent pas à la complexité d’une salle de classe. Leurs résultats sont donc souvent difficilement transposables.
Pourquoi parlez-vous d’une « biologisation du social » par ces sciences ?
Les sciences cognitives tentent de prendre en compte les « facteurs environnementaux ». Mais certaines de leurs enquêtes soulignent les différences biologiques et génétiques. C’est le cas par exemple quand elles donnent des explications biologiques aux troubles spécifiques des apprentissages – dyscalculie, dyslexie, dyspraxie, hyperactivité, précocité intellectuelle… [Voir p. 20.] Celles-ci deviennent le centre de l’explication des difficultés d’apprentissage ! Résultat, les politiques scolaires se focalisent sur cette cause biologique, et concentrent donc leur action sur la recherche de méthodes efficaces. Elles se dépolitisent en oubliant tous les autres aspects des difficultés scolaires : inégalités sociales, géographiques… Il n’y a pas suffisamment de réflexion critique sur les neurosciences.
A LIRE
La médicalisation de l’échec scolaire
éditions : Paris
– La Dispute 2014