Pourquoi les gilets jaunes peuvent mener à la paralysie du pouvoir
Face à un mouvement qui se plaint du matraquage fiscal et de la désertion des services publics, toute décision du gouvernement menace de mettre le feu aux poudres.
Avec la mobilisation des « gilets jaunes », le pouvoir connaît son premier véritable test. Alors que l’opposition de gauche et les syndicats ont vainement tenté de provoquer un front social lors des dernières réformes du gouvernement, c’est finalement de ce mouvement populaire et spontané que vient la première large contestation. La mobilisation, au départ un succès certain, marque le pas, mais une partie non négligeable de ses acteurs semble déterminée à continuer le mouvement qui peut conserver une véritable capacité de nuisance. Certains manifestants sont des inactifs qui ne font pas face à une potentielle perte de revenus et peuvent se permettre de poursuivre leurs actions. Le gouvernement, totalement pris au dépourvu, doit désormais rapidement déminer la situation, d’autant que les troubles commencent à prendre des proportions inquiétantes.
La force de cette mobilisation réside dans son caractère à la fois flou et précis. Son objet initial, la hausse de la fiscalité sur les carburants, a l’avantage de concerner tout le monde. L’automobile est un élément central du quotidien de millions de Français. Ils subissent directement la hausse des prix qui s’ajoute à la décision mal vécue d’abaisser la vitesse sur les routes à 80 kilomètres heure. Dans le même temps, faute de mot d’ordre clair ou de leader, les gilets jaunes sont un mouvement apartisan qui peut rassembler des gens d’obédience variable et surfer sur le ras-le-bol général d’une frange de la population. Après deux semaines d’actions, on voit néanmoins les premières divergences apparaître. Une minorité, prête à en découdre et peut-être plus politisée, s’est rendue à Paris où les dégâts ont été les plus nombreux. En province, l’atmosphère semble moins explosive.
Cette mobilisation pointe autant les difficultés du Président qu’elle constitue un cruel désaveu pour l’opposition politique ou syndicale à Emmanuel Macron. Sans structure et sans moyens financiers, les gilets jaunes sont parvenus à mobiliser massivement. Les tentatives de récupération politique apparaissent dès lors un peu vaines, particulièrement venant de responsables qui préfèrent lire dans cette action ce qui les arrange plutôt que de s’interroger sur leurs propres insuffisances. C’est encore Marine Le Pen qui paraît la mieux placée pour en tirer les fruits: son absence de programme clair, ses ambiguïtés et sa volonté de se placer du côté des « oubliés » se marient bien à ce mouvement protéiforme. Il témoigne de l’écart béant qui se creuse entre la population et ses corps intermédiaires, une situation qui ne doit satisfaire personne. La contestation peut être légitime, mais elle doit s’insérer à un moment ou à un autre dans le jeu démocratique.
Pour le gouvernement, l’alerte est maximale. L’absence d’interlocuteur, de mot d’ordre et de revendication claire rendent une potentielle négociation très difficile. La seule manière de satisfaire les demandes serait d’améliorer durablement la situation économique du pays, une réponse qui ne peut être offerte à court-terme. La proposition de Laurent Berger de construire un « pacte social de la conversion écologique » avec les partenaires sociaux et les associations paraît un peu dépassée, mais aurait l’avantage de montrer que le gouvernement n’est pas statique et qu’il prend la grogne au sérieux. Une autre solution serait pour le gouvernement de faire un « coup », une annonce suffisamment forte et symbolique pour désarçonner le mouvement. Compte tenu des marges budgétaires actuelles, on voit mal ce que cela pourrait recouvrir.
Cette mobilisation, inédite, est finalement à la confluence de trois mouvements de fond. Comme on l’a dit, premièrement, elle témoigne de la déliquescence des corps intermédiaires et de la défiance profonde des Français envers les institutions censées les représenter. Cette situation ne date pas de l’élection d’Emmanuel Macron, mais la personnalisation de son action la renforce. Ensuite, cet affaiblissement des cadres démocratiques et la montée en puissance des réseaux sociaux laissent penser que les mouvements de protestation de ce genre se feront de plus en plus fréquents. Enfin, le pouvoir est affaibli depuis l’affaire Benalla et les couacs de la rentrée. Le style d’Emmanuel Macron est aussi dans le viseur des manifestants, qui ont la sensation qu’il ne comprend ni n’estime cette France qui se sent reléguée. Mais pas sûr que le mea culpa de ces dernières semaines suffise à tempérer une colère aussi profonde.
Pour le gouvernement, il n’y a guère d’alternative à la poursuite de l’action engagée, qui est souhaitée par son électorat et ceux qui continuent à le soutenir, mais le risque est désormais que chacune de ses décisions mette le feu aux poudres. En face d’un mouvement qui se plaint à la fois du matraquage fiscal et de la désertion des services publics, difficile de ne pas prendre une décision qui serait vue comme impopulaire. Après moins de deux ans de mandat, il y a donc un risque de paralysie. Tout dépend désormais de la suite que prend le mouvement et de ses potentiels débouchés politiques, mais il y a urgence pour Emmanuel Macron à annoncer enfin de bonnes nouvelles sur le front économique et social.