Reportage – Joies et travers d’une entreprise libérée de BTP
Portées par l’air du temps, les entreprises libérées ont le vent en poupe. Reportage à Ennery (Val-d’Oise) dans l’une des plus anciennes de France, le groupe de BTP Hervé Thermique.
Reportage de Félicité de Maupeou
Censées responsabiliser les employés et minimiser les hiérarchies, les entreprises libérées n’ont souvent de libéré que le nom, tant la notion est devenue un gadget marketing et un concept fourre-tout. Chez Hervé Thermique, groupe de BTP aux 2 900 salariés et aux 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, cette organisation fait ses preuves depuis quarante ans.
« Avant d’arriver ici, j’avais trois promesses d’embauche comme technicien, celle d’Hervé Thermique était la moins intéressante financièrement, mais humainement, c’était la meilleure… Je me suis dit que même si la réalité ne correspondait qu’à 50% de ce qu’ils m’avaient décrit en entretien, c’était déjà incroyable ! J’ai négligé le côté financier et je suis entré chez eux en mai 2014. »
Le regard clair, Julien Leclerc a la voix qui tremble lorsqu’il se souvient de son arrivée sur l’un des sites du groupe de BTP Hervé Thermique, à Ennery, dans une zone d’activité du Val-d’Oise sans charme, coincée entre Pontoise et la campagne du parc naturel du Vexin. Là, travaillent 280 personnes.
Le groupe Hervé, ce sont 180 PME de 15 personnes.
Après huit ans passés à « obéir sans mouffeter à des ordres dont [il savait] qu’ils étaient mauvais », il décide de quitter son ancien emploi. « J’étais un animal blessé par cette expérience professionnelle lorsque je suis arrivé ici », poursuit-il. Chez Hervé Thermique, plus question d’appeler un chef pour négocier avec le client ou demander l’autorisation d’aller remplacer une pièce manquante, c’est à lui de gérer son planning, ses clients, les fournisseurs, son budget, ses devis, ses factures, ses outils…
« Cette responsabilisation m’a redonné foi dans le travail, raconte-t-il. C’est difficile car il faut se sentir en confiance pour prendre toutes ces décisions. Cela ne se fait pas du jour au lendemain lorsque l’on a passé près de dix ans à se contenter d’obéir. Il faut du temps et de la patience. C’est une montagne à gravir. »
Au sommet, Julien Leclerc a découvert la satisfaction du travail accompli et une nouvelle confiance en lui. « Je me retrouve au contact de grands clients comme Air France ou Danone, avec qui je négocie directement ! », explique-t-il fièrement.
Point de DRH ou de directeur financier
« Celui qui fait est celui qui sait » : c’est le principe de Michel Hervé, fondateur de l’entreprise, aujourd’hui dirigée par son fils Emmanuel. Classé 448e fortune de France par « Challenges », Michel Hervé a créé le groupe il y a plus de quarante ans, alliant la politique et les affaires, puisqu’il a aussi été maire de Parthenay (Deux-Sèvres) pendant vingt-deux ans, député des Deux-Sèvres et député européen jusqu’en 1994.
Pas étonnant, alors, que l’organisation de son entreprise repose sur une réflexion politique donnant prime à la décision de la personne la plus proche du dossier, selon le principe de subsidiarité. C’est ce que nous explique Thibaut Brière, diplômé de HEC et de philosophie – sa thèse portait sur le thème de l’amour… – dont la fonction chez Hervé Thermique porte le doux nom de « délégué à la philosophie de l’organisation ».
Point de DRH ou de directeur financier au siège du groupe, la dizaine de personnes des ressources humaines et des services financier et juridique ne décident rien, mais compilent les informations venues des différents sites et font, éventuellement, des propositions.
« Il y a, pour faire simple, trois échelons : les techniciens intra-entrepreneurs, les managers d’activité, qui encadrent au maximum 15 personnes, et le manager de territoire, qui chapeaute, résume ce quarantenaire aux cheveux poivre et sel et à l’enthousiasme communicatif. Le groupe Hervé, ce sont 180 PME de 15 personnes ! »
« Mes amis me disent que je suis fou ! »
« Ma copine, qui est étudiante en RH, ne comprend rien à ce système ! », s’amuse Patrick Mazars, installé dans la salle où plusieurs techniciens pianotent sur leurs ordinateurs. Ce trentenaire à la carrure imposante est à Ennery depuis sept ans. Il s’apprête à devenir manager d’activité. En attendant, il cumule son poste avec l’animation de la plateforme d’informations de l’entreprise concernant l’évolution des outils. Un travail de quatre heures par mois, sans rétribution supplémentaire.
« Je ne compte pas mes heures. Mes amis me disent que je suis fou ! Mais je me sens investi car je suis tout le chantier depuis la consultation des fournisseurs jusqu’à la réception finale par le client. On me laisse faire un devis à 10 000 euros ! En plus, je définis moi-même mon planning. »
De quoi convaincre cet ambitieux, impressionné d’avoir reçu un ordinateur et un portable dès son arrivée : « C’est fou pour un technicien ! » Ces outils sont là pour qu’il gère lui-même la part administrative et commerciale de son métier. « Au début, c’est difficile d’être responsable de tout. Pour moi, le plus dur a été de savoir distinguer l’urgent de l’important. Mais mon manager m’a aidé. »
« Avec cette pression, on a parfois du mal à s’endormir »
Les managers d’activité sont une vingtaine à Ennery. Maillon essentiel, ils sont choisis à la fois par leur équipe, leurs pairs et leur manager de territoire, et évalués tous les ans par ceux-ci pour rempiler ou non sur un nouveau mandat. « Oui, je suis le chef car il en faut un, mais avec une forme particulière de management », explique l’un d’eux, Julien Missana.
Une fois par mois, le manager est chargé d’animer la réunion d’équipe dans une des salles de l’entreprise. Ces dernières sont disposées en rond autour d’un jardinet et de quelques ruches, et l’on y veille à ce que les plus timides s’expriment. C’est ici que les décisions sont prises collectivement par consensus.
Même s’il en a le pouvoir juridique, le manager n’impose pas son choix, sauf exception. Il y a peu, l’équipe de Julien Missana a décidé, contre son avis, d’accepter un chantier de réseau de tuyauterie pour PSA : « La taille des tuyaux était trop grosse par rapport à nos habitudes. Je voulais faire appel à un sous-traitant, mais l’équipe a insisté, explique ce jeune homme barbu à l’air assuré, qui guide son équipe depuis deux ans. On l’a fait, mais avec du retard et donc des pénalités car nous manquions de matériel adapté… »
Le droit à l’erreur est à la base de l’organisation. « Nous avons toujours la tentation de vouloir corriger tout de suite ce que nous pensons être une erreur. Or les erreurs sont des expériences à vivre. Si l’on tue l’erreur, on tue l’évolution », explique Patrick Berluet, manager de territoire pour l’Ile-de-France et la Normandie.
Reste à gérer les oisifs, ceux qui profiteraient du système. « Si une personne de l’équipe ne fait rien, cela se voit, assure Julien Missana, et la pression du groupe s’exerce. » Il y a quelques semaines, il a montré pendant la réunion d’équipe les photos d’un travail mal fait sur un chantier. Tout en faisant des remontrances, il n’a nommé personne, mais tout le monde savait qui était concerné.
« Il y a une forme de manipulation, reconnaît-il. Cela demande de bien connaître chacun pour le faire de manière adaptée. » Un tout autre métier que celui de technicien de bureau d’études, qu’il exerçait avant, mais « les chiffres, ça va cinq minutes ! L’humain est bien plus intéressant. Ce poste me donne la chance de rentrer dans la vie des gens qui viennent se confier à moi, même si certaines histoires sont quelquefois dures à entendre… »
Gestion du groupe, recherche de clients, recueil des demandes d’augmentation, recrutements… : « C’est usant. Avec cette pression, certains soirs, on a du mal à s’endormir, c’est sûr, reconnaît-il. Ce n’est pas cher payé pour ce qu’on fait, mais on apprend beaucoup. »
« Le système peut être détourné par des manipulateurs »
Montée en responsabilité sans augmentation de salaire, engagement maximal des salariés, gain de réactivité… Si le groupe prend le risque de faire confiance à chacun, il en tire aussi un avantage certain. Sa bonne santé économique le prouve.
« A court terme, responsabiliser les techniciens pour leurs achats nous fait plutôt perdre en performance, puisque ceux-ci pourraient être moins chers ou réalisés de manière groupée, nuance Patrick Berluet, manager de territoire depuis vingt ans, mais à long terme la responsabilisation est plus efficace économiquement car elle assure un travail mieux fait. »
Dans l’entreprise depuis trente-cinq ans, Patrick Berluet a l’air fatigué et le calme d’un sage. Les visites s’enchaînent aujourd’hui dans son bureau, même si beaucoup de collaborateurs sont sur les chantiers. Il est chargé de « mettre de la cohérence entre les différentes unités qui forment l’entreprise et de les faire travailler ensemble ».
Car à force d’autonomiser chacun, le risque est que les groupes entrent en compétition ! Pas question de vouloir réussir seul. « Pour vivre ce modèle, il faut être câblé d’une certaine manière et être humble. Les autodidactes sont bien adaptés, alors que les personnes sûres de leurs compétences ont plus de mal. »
De quoi compliquer le recrutement puisqu’il faut à la fois « des profils compétents et, critère encore plus important, correspondant à notre système », reconnaît-il. Une fois le recrutement fait, pas question de se reposer sur ses lauriers : « Nous devons rester vigilants, tant l’organisation peut devenir envahissante pour ceux qui sont fragiles et sans repères. »
Mais également parce qu’ « en accordant la confiance a priori, le système peut être détourné par des manipulateurs et des séducteurs, qui enfument facilement leur auditoire. Ils apportent peut-être une valeur ajoutée car ils sont souvent bons, mais polluent l’esprit de l’entreprise. Il ne faut pas de vedette. Ce n’est pas l’individualité qui compte, mais l’équipe ! »
Là est peut-être le subtil équilibre de l’entreprise à la mode Hervé, sur la corde raide entre responsabilisation de chacun et égalité entre tous. Un gage de plus grande liberté ou un modèle où les salariés parfaitement égaux entre eux sont à la merci d’un chef tout-puissant ? Quand l’entreprise devient politique. N’oublions pas que Michel Hervé était député…
Félicité de Maupeou
Ils l’ont dit…
« On nous demande beaucoup d’autonomie mais ce n’est pas la même chose qu’être entrepreneur ou chef de son entreprise. Ici, je bénéficie des réseaux et de l’assise du groupe. Je ne suis pas seul. Et ce n’est pas mon argent qui est en jeu ! »
Patrick Mazars, technicien intra-entrepreneur
« Monter ma propre entreprise serait trop lourd. Ici, c’est la même chose que si j’étais chef d’entreprise : si demain je veux me lancer dans des chantiers de logements par exemple, je peux ! Mais j’ai une structure derrière moi. C’est rassurant. »
Julien Missana, manager d’activité