Il est urgent de reconnecter les juges au monde pénitentiaire
Réguler le flux des entrées en prison en retardant l’exécution d’une peine ou en avançant une libération en cas de saturation d’un établissement, est une solution à la surpopulation carcérale. A condition que les juges se sentent concernés et que les données soient partagées !
«La surpopulation carcérale ne doit plus être appréhendée comme une problématique exclusivement pénitentiaire et les magistrats doivent être davantage sensibilisés aux difficultés rencontrées par les établissements de leur ressort », préconisait Jean-Jacques Urvoas en septembre 2016.
Il y a, en effet, une déconnexion entre le monde pénitentiaire et le monde pénal. Adeline Hazan, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, dénonce certains magistrats qui « considèrent que la surpopulation carcérale ne les concerne pas, voire qu’en tenir compte serait une atteinte à leur liberté ! » (lire l’interview page 29).
Sur un plan purement juridique, les magistrats du parquet n’ont pas à prendre en considération la surpopulation carcérale comme élément d’appréciation. Seul le juge d’application des peines y est tenu. « Mais dans les faits, cela paraît irresponsable que le magistrat fasse complètement abstraction des conditions de détention qui rendent difficile la réinsertion, reconnaît Ludovic Fossey, vice-président de l’Association nationale des juges de l’application des peines (ANJAP). Pourtant, il y a une tendance à ne pas se préoccuper de la manière dont la peine sera appliquée. C’est gênant. »
Des instances locales pour réguler le flux des entrées en prison
A l’Ecole nationale de la magistrature (ENM), on assure que « l’école est très attachée à la connexion avec le monde carcéral. Les étudiants effectuent un stage d’observation de quinze jours en prison, en tenue de surveillant », explique Marine Lacroix, magistrate et coordonnatrice de formation à l’ENM.
Des conventions existent avec l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP) pour que certains apprentis magistrats y passent un temps et que des formateurs de l’ENAP interviennent à l’ENM. Tout au long de leur carrière, les magistrats peuvent retourner s’immerger dans une prison en formation continue. Mais sur la base du volontariat…
Pour reconnecter les juges à la réalité carcérale, Jean-Jacques Urvoas préconise la création de protocoles locaux mettant en lien les autorités judiciaires et l’administration pénitentiaire. Leur but serait de « déterminer les seuils d’alerte en termes de surpopulation ». En cas de dépassement de ces limites, les juges pourraient décider de différer la mise à exécution d’une peine ou encore examiner de manière accélérée des mesures d’aménagement pour les détenus en fin de peine.
Dans ces instances, l’administration pénitentiaire pourrait aussi peser dans le choix du lieu d’incarcération, étant plus au fait de la situation démographique des établissements. C’est ce que propose, par exemple, le Livre blanc sur l’immobilier pénitentiaire, remis par Jean-René Lecerf, président du Conseil départemental du Nord et spécialiste de la question, en avril dernier au ministre de la Justice.
De tels dispositifs de régulation locale existent déjà dans quelques territoires. Mais ils doivent être inscrits dans la loi afin d’être généralisés selon Adeline Hazan. « Jean-Jacques Urvoas a reconnu la valeur de ce dispositif, que ne l’a-t-il institutionnalisé lorsqu’il était garde des Sceaux ? » s’interroge-t-elle.
Une faillite criante des systèmes d’information
Mais pour relier monde judiciaire et monde carcéral, encore faut-il que les juges aient accès aux données sur les flux d’incarcérations, de sorties et sur le parcours des condamnés. Ce qui est loin d’être le cas.
Tout d’abord, parce que certaines sources statistiques de l’administration pénitentiaire sont fortement perturbées, voire stoppées, depuis l’implantation de son nouveau système informatique GENESIS, fin 2014.
Pierre-Victor Tournier, spécialiste de la statistique pénitentiaire, explique que « jusqu’en octobre 2014, nous pouvions connaître, chaque premier jour du trimestre, la répartition des prévenus selon la situation pénale [instruction non terminée, en attente de comparution, en procédure de comparution immédiate, en appel ou pourvoi] ».
Il y a une tendance à ne pas se préoccuper de la manière dont la peine sera appliquée.
Depuis l’arrivée de ce logiciel, ces données distinguent uniquement les détenus en attente d’un premier jugement et ceux en appel ou pourvoi. « Cette source de données mise en place – de façon manuelle – à la fin des années 1960, permettait de connaître la structure de la population sous écrou », regrette Pierre Victor Tournier, qui dénonce une l’administration pénitentiaire qui serait « un Etat dans l’Etat, renâclant à dévoiler ses données ».
Même si celles-ci étaient complètes, elles seraient de toute façon inaccessibles aux juges, puisque le système d’information de la chaîne pénale (CASSIOPEE) et ceux de l’administration pénitentiaire (GENESIS et APPI) ne sont toujours pas compatibles ! Les relier permettrait pourtant aux juges « de connaître en temps réel les flux d’entrées et de sorties et les niveaux d’occupation » et ainsi de « réguler les flux d’incarcérations, d’orientations et d’affectations des condamnés, afin de respecter les capacités d’accueil », assure le rapport Lecerf.
En bref, « nous avons un problème avec la numérisation », admet la garde des Sceaux Nicole Belloubet, et ce malgré les fonds alloués à cette problématique depuis des décennies. La ministre a fait de cet enjeu un axe de réforme du quinquennat pour son ministère.
Félicité de Maupeou