S’interroger quant à la valeur créée par les plateformes
L’économie collaborative est-elle créatrice de valeur ?
Je voudrais d’abord opérer une clarification entre différents concepts : l’économie dite collaborative se base sur la production de biens et de services en commun, s’appuyant sur une organisation horizontale, facilitée par l’usage de plateformes numériques. Alors que l’économie dite du partage est une organisation de pair à pair, où les individus s’auto-organisent pour créer un bien commun. Quant au concept d’ubérisation, c’est un néologisme qui explique comment, à l’image de la société Uber, des start-up bouleversent, siphonnent des acteurs traditionnels, en désintermédiant leur secteur d’activité grâce à un écosystème numérique. Avec l’ubérisation, on assiste à l’émergence d’un hypercapitalisme qui crée essentiellement de la valeur actionnariale, ces plateformes ont pour points communs de créer peu d’emplois salariés, de lever des fonds en centaines de millions d’euros (Netflix, Uber, Lift, Airbnb…), sans dégager de rentabilité, voire en creusant des pertes abyssales. On peut donc s’interroger quant à la valeur créée par ces plateformes, sachant qu’elles détruisent les emplois des acteurs historiques (taxis, hôteliers…).
Emploi et protection sociale sont donc fragilisés par l’ubérisation… un mal nécessaire ?
L’ubérisation a fondamentalement remis en cause le modèle du travail salarial fordiste. D’autres phénomènes encore plus pernicieux se sont développés : l’évolution de l’emploi salarié précaire – comme le « tâcheronnage », la « freelancisation » des jobs, l’intermittence généralisée des emplois – vient s’ajouter au chômage de masse infligé par la computérisation ; elle-même accélérant la précarisation et la paupérisation d’une nouvelle catégorie d’actifs – les cols blancs ne sont pas épargnés –, et laissant poindre une « nouvelle servitude volontaire numérique ».
Avec l’ubérisation, on assiste à l’émergence d’un hypercapitalisme.
L’ubérisation doit nous conduire à nous interroger sur la représentation des prestataires auto-entrepreneurs et des travailleurs indépendants, qui constituent une zone de représentation insuffisante. Nous devons repenser notre système de protection sociale, son financement, et l’adapter aux mutations sociétales. Les « laissés-pour-compte du numérique » seront légion, car incapables de s’adapter à un monde où les technologies sont exponentielles. L’avènement du revenu universel (soit 900 euros nets par mois) semble inéluctable, ainsi qu’une nouvelle réduction du temps de travail (comme en Suède).
L’économie collaborative peut-elle devenir LE modèle de croissance en Europe ?
Face à la domination écrasante des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et autres NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), je pense que l’échelle européenne est le bon horizon et la seule solution possible économiquement. Mais je crois plutôt à une coexistence plurielle et hybride des modèles économiques et des organisations, où les grandes entreprises privées côtoieraient les PME, les ETI, les services publics, les start-up, les associations. Je ne crois pas à une économie collaborative stricto sensu et je me garderai bien de la penser comme une économie salvatrice, progéniture et héritière de la fameuse destruction créatrice, que je conteste…
* Membre de la gouvernance de la Chaire Data Scientist créée par l’Ecole Polytechnique, Keyrus, Orange et Thales. Auteur, avec Thierry Picard, de « Uberisation = Economie déchirée ? » (Editions Kawa, 2015).